Parution d’un beau livre.
Par M’barek Housni
De tout temps, l’art a existé et existe par ce qu’il est, via les œuvres et les artistes. Cela est vrai, mais aussi par l’écrit qui ne se contente pas de l’accompagner, mais d’assurer sa pérennité et de le mettre là où la lumière luit. Le livre bilingue, en arabe et en français, intitulé « Boujemaa Lakhder, le goéland de l’art contemporain au Maroc » en est un parfait exemple, en s’attelant à un devoir de mémoire vis-à-vis de l’un des plus grands artistes marocains. Le premier grand mérite de cet ouvrage collectif coordonné par le critique d’art Hassan Laghdache, dont plusieurs études y figurent, et édité par l’association pionniers des arts, sous l’égide du maître Abdessalam Raiss (les œuvres étudiées sont collectionnées par lui), est de rassembler non seulement une pléthore de critiques d’art, mais aussi celle de critiques d’art doublés d’artistes plasticiens qui exercent les deux disciplines avec un égal bonheur. C’est dire que toute la profondeur des textes que tout ce beau monde a écrits est assurée.
D’abord, on prend connaissance de ce que fut Boujemaa Lakhdar (1941-1989) et ce qu’il a entrepris depuis son premier tableau peint à dix-sept ans. Puis cet apport fort considérable aux arts plastiques marocains qu’il n’a cessé durant sa vie d’enrichir en l’innovant : édifier des ponts entre l’artisanal et l’artistique, prendre son point de départ à partir de la culture populaire pour en ressortir le génie créatif qu’elle recèle. Il l’a fait en pionnier dans sa ville natale, Essaouira. Ville unique, ville de toutes les audaces artistiques, où les artisans ont une présence déterminante pour tout futur artiste. Ville des confréries, des gnaous, du métissage culturel, cité créée pour être internationale. Il l’a fait doublement : en tant qu’auteur ethnographe, historien, écrivain et en tant que plasticien. Il a beau été autodidacte, son érudition a servi pleinement ses créations inégalables. En outre, les années qu’il passées comme directeur du musée des arts populaires, qui porte le nom du fondateur de la ville Sidi Mohammed Ben Abdellah, lui ont ouvert les portes des espaces qui couvent la mémoire créative marocaine.
Les articles, les hommages écrits, les études des œuvres qui s’échelonnent le long des pages du livre le montrent et l’explicitent largement. À commencer par le texte d’un grand parmi les grands, le peintre Roman Lazarev, qui résume son travail ainsi : «… on est frappé par ces objets qui nous semblent presque toujours être des meubles utilitaires, mais qui ont été déformés, transformés, réalisés même avec beaucoup d’humour en utilisant le plus souvent des matériaux divers récupérés à la joutia, et ils deviennent, entre ses mains, plus une recherche artistique et symbolique que les pâles copies des objets utilitaires qui leur ont servi modèle ». Tout est dit sur l’art singulier et inspirateur de Boujemaa Lakhdar, ses célèbres sculptures basées sur la recherche tout en s’ancrant dans le local, l’habituel, le donné, qui devient quelque chose de magique. Car toutes les interventions s’accordent sur le fait que l’artiste est un magicien. Un magicien de la terre, lui qui a été le seul artiste maghrébin à participer à la célèbre exposition « les magiciens de la terre » au centre Beaubourg à Paris en 1989, qui figure comme consécration. Hassan Laghdache parle de cette magie en ces termes à propos d’une de ses œuvres : « L’artiste se joue avec fantaisie onirique de signes enchâssés dans une forme circulaire, censée par des lettres d’alphabet calligraphique, un alphabet mettant en valeur l’écriture du texte sacré ou celui du Tifinagh, utilisé dans les talismans et les amulettes occultes […] le développement d’un langage commun, tantôt brodé, tantôt tissé, tantôt tatoué, tantôt gravé avec une symbiose chromatique qui rappelle soit la couleur du henné travaillé par le Skia soit la couleur verte pistache du Zellij »
Et c’est ce que confirme à son tour le chercheur connu Georges Lapassade avec lequel il a fait et publié des recherches anthropologiques en commun sur le patrimoine souiri. De même que le professeur Jean François Clément qui voit en lui un artiste qui « était mû par la croyance selon laquelle « les formes et les signes qui surgissent au fond des siècles… ne meurent pas même occultés, refoulés, écrasés ». Ce côté que les professeurs et critiques Abdelkader Mana, Daniel Couturier, Abdellah Brnsmain, Abderrzak Bebchâabane, Abderrahman Benhamza affirment joliment.
La magie, le magique et le féerique, c’est ce que l’artiste n’a cessé d’investir et d’approfondir. On en apprend plus et selon diverses sensibilités critiques dans la version arabe du livre, où d’éminentes plumes marocaines ont explicité et analysé certaines des œuvres les plus marquantes de notre artiste. Driss Katir, Abdellah Cheikh, Chafik Ezzougari, Brahim El Haissen, Benyounes Amirouche, Mohamed Chouika, Ahmed Lotfallah, Mohamed Chiguer, Boujemaa Elaoufi, Farid Zahi. Ils ont enrichi d’une vision globale, multiple et posée l’univers de cet artiste unique. Un goéland de l’art, nom qu’il mérite, car « symboliquement, le goéland est un oiseau de rivage qui s’aventure rarement loin de la terre. Les rivages sont des lieux de grand mystère et de magie. » dixit Hassan Laghdache.
Ce livre est tout simplement incontournable pour qui veut comprendre l’expérience artistique d’un grand homme et d’un grand artiste qui a révolutionné les arts plastiques au Maroc, durant sa courte vie. À l’exemple des géants que compte l’histoire de l’art mondial, disparus avant l’heure, mais demeurant éternellement présents par leurs œuvres. À propos de son travail, l’artiste a eu ses mots lumineux : « Derrière chaque œuvre, il faut dire qu’il y a une longue histoire, l’histoire de mon discours mimé qui me dérange et celle d’un grand rêve qui n’a ni début ni fin. C’est donc l’histoire d’un thème que j’ai incrusté, peinte, marquetée, brodée, sculptée…chaque fois que je suis en transe ».
La transe d’un goéland jaloux de ses racines.