Crise et sociologie : une accointance fondatrice

Point de vue

Par Brahim Labari, Sociologue, directeur de la revue internationale de sociologie et des sciences sociales

Université Ibn Zohr d’Agadir

L’épithète crise fait aujourd’hui une entrée fracassante dans les débats autant publics que privés. De même qu’elle nourrit moult fantasmes, servant de justifications à autant de maux. Qui donc qu’un sociologue pour mieux en décoder les sens et en épingler les nuances. Mon propos ici est tout simplement d’introduire le débat en partant de l’assertion que la crise, si abondamment usitée, n’est rien d’autre qu’une « destruction créatrice ». En effet, la sociologie a historiquement prospéré autant du point de vue thématique qu’épistémologique et méthodologique dans le sillage des crises. Qu’elles soient sociales, économiques ou morales, les crises sont encastrées dans la constitution même des sociétés et dans la genèse des sciences/disciplines conçues pour les comprendre. N’est-ce pas la fonction du sociologue, et plus largement des sciences sociales, que de rationnaliser, domestiquer les effets de la crise contre la psychologie des foules en termes de désarroi, de panique ou de phobie quant à l’imprévisibilité du jour d’après ?

Que signifie au juste la crise ?

La crise signifie tour à tour désorganisation, déséquilibre, tension, relâchement des liens sociaux qui fondent toute institution et organisation, mais également et à contrario la possibilité de déboucher sur une régulation systémique nécessaire à la normalisation de la société, c’est-à-dire la restauration de ses équilibres et le maintien de sa cohésion.Mais la crise peut aussi être synonyme d’enjeu politique,d’enjeu de pouvoir, d’instrumentalisation d’un rapport de force en faveur de ceux qui peuvent utiliser la crise à des fins politiques, c’est-à-dire ceux que Pierre Bourdieu appelle dans un autre registre les dominants. Ainsi pour certains auteurs, la crise récente ne serait pas celle de la pandémie du coronavirus, mais l’œuvre des décideurs, qu’ils soient professionnels de la politique ou autorités sanitaires, qui ont décrété de confiner, de mettre en quarantaine, d’imposer les gestes barrières, de contrôler la mobilité des individus dans une aussi longue période. Tout cela sans aucun égard pour les effets de telles mesures sur la santé physique et mentale, sur les violences, y compris domestiques, sur la continuité éducative et sur le travail qui, non seulement assure un revenu au salarié, mais est pourvoyeur d’un statut et d’une identité sociale. Les deux grands volets dans lesquels le terme crise se déploie peuvent être posés comme suit :

La crise des sociétés et de leurs valeurs qui correspond à la formation des sociétés elles-mêmes. Ces dernières n’existent que par les crises qui ont incontestablement une dimension cosmogonique. C’est le fameux concept de « cycle » d’Ibn Khaldun proposant une véritable théorie de civilisation alternant perfectibilité et corruptibilité, prospérité et crise, grandeur et décadence : chaque période de l’histoire des sociétés connait des dysfonctionnements épisodiques qui débouchent sur un modèle de société plus ou moins stable auquel les individus sont condamnés à s’adapter. Ces dysfonctionnements ont pour fonction d’altérer le sens des valeurs qui fondent les sociétés en transition. La perte de sens des valeurs correspond ici à la crise existentielle qui, si l’on la ramène à l’échelle individuelle, s’apparente au phénomène dede la dépression.

La crise des sciences elles-mêmes qui n’arriveraient plus à appréhender judicieusement les crises, encore moins à leur trouver des issues pertinentes et gouvernementalementacceptables. A supposer que c’est la raison d’être du sociologue que de conseiller les politiques ou de les appuyer à les solutionner. Cette crise des sciences est reconnaissable au déferlement des expressions de type : changement de paradigme ou dans le paradigme, ruptures épistémologiques, épuisement des protocoles de recherche classiques, innovation, voire crise des concepts … La sociologie est née officiellement en raison de la great transformation : l’homme de la tradition est dépassé, le migrant est jeté en ville sans qu’il soit préparé à en apprendre les règles, la croissance démographique et la densité populationnelle bouleversent l’ordre ancien et posent le défi aux sciences sociales naissantes. 

Penser le contemporain pour comprendre les crises

La sociologie de la connaissance permet de penser la crise à partir du contemporain. L’époque actuelle a laissé éclore de nombreuses sociologies qui se veulent des tentatives de comprendre les ressorts et les fondements des sociétés modernes. Le principal sujet/objet de la crise sont les classes populaires en termes de souffrance et d’aliénation. La sociologie a longtemps été une discipline qui prend pour objet les sans-grades, les laissés-pour-compte, les gens ordinaires. D’un point de vue thématique, l’étude de la crise passe par une sociologie de ces classes, ces catégories dominées et l’on peut globalement et en simplifiant identifier deux principales sociologies : une sociologie du sensible permettant de mieux saisir les crises en se situant du point de vue de celles et ceux qui en sont les victimes, le langage par lequel elles verbalisent le réel et les représentations qu’elles s’en font. L’observation participante des crises des gens ordinaires relève de cette posture d’empathie, c’est-à-dire se situant méthodologiquement « près de l’expérience » et non proclamer un objectivisme qui ne serait qu’une vue de l’esprit. Une sociologie de domination autour de cette dichotomie dominants-dominés. Les classes populaires sont la principale victime de la crise, œuvre de la technostructure bourgeoise et surtout de la vulgate néolibérale qui instrumentalisent la crise pour enfoncer encore plus les dominés. Clairement, le sociologue a une responsabilité sociale de démystifier la crise et de dévoiler son authentique caractère d’enjeu politique de la domination. A cette aune, il y aurait deux manières de faire de la sociologie, deux alternatives d’ordonner « les forces sociales » à son avantage. 1/ Les classes dominantes useront d’une sociologie visant à soumettre le monde. C’est le cas bien connu des sciences sociales instrumentalisées par le pouvoir colonial pour administrer le monde indigène qu’un E. Saïd a magistralement déconstruit dans son Orientalisme. C’est le cas aussi d’un champ littéraire de l’avènement du « style bohème » cultivé par une aristocratie des lettres à l’instar des Parnassiens. Laquelle s’oppose à une petite bourgeoisie « sans style », cloitrée dans ses descriptions de laboratoire. A cet égard, Bourdieu définit ce qu’il nomme « l’institutionnalisation de l’anomie » dans Les Règles de l’art, ce désordre qu’une avant-garde aristocratique seule peut créer au regard de l’autonomie relative de son prestige et de sa capacité à renverser le champ. C’est ainsi que le naturalisme de Zola ou d’un Mohamed Choukri de chez nous – la littérature populaire – a été conspué par les écrivains légitimes au regard d’une cacographie de gouttière ayant osé inviter les coulisses du « petit peuple » dans la grande littérature.  2/ Les dominées useront d’une sociologie visant à générer une « hétérodoxie », « une sociologie de la marge » pour ainsi dire, instrumentalisant elle aussi « les forces sociales » pour faire identité, se relier à une appartenance nationale, générer des « effets de théories ». 

Observer empiriquement les crises revient à comprendre la condition humaine

D’un point de vue méthodologique, l’étude de la société contemporaine exige la dissociation de deux périodes : La période normale au cours de laquelle la crise est considérée comme un épiphénomène (ou une exception) et la statique sociale (la normalité du fonctionnement social) comme une règle. C’est le cas des approches inspirées par des théories fonctionnaliste et para-fonctionnalistes. La période de l’urgence sociale où la crise est déterminante et permet de voir la condition humaine dans sa vraie nature, c’est-à-dire que c’est dans la difficulté des interactions sociales que rejaillissent véritablement les rapports sociaux authentiques.« La perspective de la pendaison concentre merveilleusement l’esprit ». Pour illustrer la dissociation de ces deux périodes, prenons l’exemple de l’hôpital. Pour observer le rapport des hommes à la maladie et à la santé, le sociologue de terrain pourrait, soit se rendre à l’un de ses services de consultation(où les flux sont de basse intensité), soit aux urgences (où les flux sont de haute intensité, c’est-à-dire tendus). La crise est plus prégnante aux urgences que dans les services de basse intensité. Cette dissociation n’interdit pas au chercheur de considérer empiriquement les deux contextes, de les comparer ou de les hiérarchiser. La sociologie prend pour objet les machineries sociales à la fois en situation normale et dans le sillage de la crise. La normalité a ceci d’instructif qu’elle gratifie le sociologue de la latitude d’observer les faits avec une temporalité qu’il peut maîtriser ; l’urgence l’accule à des compromis face au réel accéléré. 

La crise comme enjeu social

Les sociologies contemporaines ont un rapport différencié dans l’étude des crises. Les extensions de la sociologie marxiste considèrent la crise comme un horizon recherché. Elle est structurelle car congénitalement inhérente au système capitaliste. C’est le cas de la sociologie radicale et critique. La crise est en l’occurrence une aubaine qui permet de changer la société dans le sens d’une société sans classes. Et donc la crise, si crise il y a car in futuro la sociologie marxiste est une utopie, elle ne va plus s’abattre sur le prolétariat et le lumpenprolétariat, mais sur l’ensemble de la société et c’est collectivement que la crise pourrait être combattue et dépassée. Les sociologies non marxistes, qu’elles soient individualiste, actionnaliste, holiste ou d’un autre style,considèrent la crise comme conjoncturelle, comme un défi du vivre-ensemble. Elle serait un ingrédient de la complexité sociale et concerne tous les secteurs de la société : la question éducative, la question urbaine, la question sanitaire, la question familiale, la question immigrée, la question religieuse, la question féministe, la question salariale… Bref toute la question sociale entendue comme « aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l’énigme de sa cohésion et tente de conjurer le risque de sa fracture ». Les sociologues de cette obédience travaillent en général sur des crises latentes, c’est-à-dire celles qui n’ont pas éclaté au grand jour. Il s’agit de les prévoir et donc de les prévenir ou même d’en entrevoir les effets. 

Si la sociologie explique, raisonne, réalise même son monde à partir « des forces sociales », l’enjeu originel était d’instrumentaliser la science pour dominer le monde eu égard à l’industrialisme, au positivisme ou à la « raison instrumentale ». L’Ecole de Francfort a démystifié cet enjeu au travers de sa méthode critique : « la dialectique négative » allant vers une « compulsion à produire de l’ordre » qui définit le mieux la modernité 

Plusieurs sujets imposent au sociologue un regard rigoureux et sans concession sur des sujets aussi divers que la violence, l’exclusion, la maladie, le suicide, le racisme, le crime, la déviance, les inégalités et on pourrait allonger la liste des maux qui assaillent les équilibres sociaux. 

Les sociologues n’ont jamais été aussi sollicités pour leur expertise sur ces différents maux que quand la crise malmène les équilibres sociaux. Les chercheurs en sciences sociales qui arborent le label d’experts se mettent de leur plein gré ou sont mis en concurrence par la technostructure gestionnaire pour obtenir des financements en étudiant les crises ou en portantleur parole dans les milieux médiatique ou politique pour parler de la crise. A cette aune, ces chercheurs sont aussi crisologues et risquologues ? La crise identitaire de la sociologie et plus largement celle des sciences sociales serait peut-être le véritable objet des sociologues dans les années à venir…

Tout se passe finalement comme si la crise ravitaillait les sociologues. Cela s’appelle vivre de la sociologie ou/et vivre des crises. Car on n’en finit pas avec la crise, avec les crises…

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