Ecriture jubilatoire

E’Hicham Lasri romancier

«Le poème est plus beau si nous devinons qu‘il est l’expression d’un désir et non le récit d’un fait».

Jorge Luis Borges

Un nouveau roman pour cette rentrée post confinement: L’improbable fable de Lady Bubblehead de Hicham Lasri ; selon le dictionnaire anglais : bubblehead is foolish or stupid person. Voilà une première image pour installer l’atmosphère de ce récit atypique.

C’est un confinement fructueux, fertile pour Hicham Lasri. Confirmation de ce qu’on  savait déjà, le cinéaste et écrivain marocain est très prolifique et protéiforme, un auteur transversal ; il a mis à profit cette séquence inédite pour enrichir une œuvre en devenir : une pièce de théâtre, un roman graphique, un court roman, deux cents planches ; deux à trois scripts. Le «Lady Bubblehead» est un roman dense (plus de 300 pages), énigmatique et qui porte en lui le programme de sa propre lecture. Son mode d’emploi, c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la playlist qui  ouvre le roman et qui instaure un horizon de lecture multi-référentiel où sec côtoient  le sacré (Les 99 appellations de Dieu) et le profane (avec notamment les références cultes de l’auteur la musique et les comics).

Un guide de lecture où les références multiculturelles renvoient à un patchwork inhérent à un monde fragmenté que recompose cette quête d’absolu : le héros a perdu son âme et tente de la retrouver à travers les méandres d’un univers incohérent et souvent hostile. Cette définition empruntée à Marguerite Duras me semble convenir pour décrire l’univers de Tu, le personnage : «L’histoire de ma vie ne m’intéresse pas. Il n’y a pas de centre. Il n’y a pas de chemin, ni de ligne. Il y a de vastes espaces où l’on a fait croire qu’il y avait quelqu’un mais ce n’est pas vrai, il n’y a personne».

D’emblée, je dirai que le roman est en parfaite congruence avec l’œuvre de l’auteur, notamment cinématographique ; je pense en particulier à son film de 2018, Jahilia, dans sa dynamique, sa dramaturgie  post-réaliste. Dans la stricte logique de ce qui fait désormais la démarche de Hicham Lasri : pour produire du sens toute, réalité est passée au filtre de l’écriture, de la fabrication du texte; et c’est ce passage, cette recomposition  qui crée de la connaissance, du plaisir esthétique et propose une vision du monde.

Autre constante, l’intertextualité ; un texte de Hicham Lasri ne se lit pas en soi. Il renvoie à d’autres textes. Julia Kristeva nous dit qu’«un texte est un croisement de textes, où on lit au moins un autre texte». Il y a dans ce nouveau texte de la cruauté d’Artaud, de «l’absence», du «vide», de «l’absurde» …

Le texte est porté par une structure dialogique: un narrateur s’adresse à un narrataire que nous découvrirons à travers l’usage de la deuxième personne du singulier. Une configuration narrative qui neutralise toute lisibilité classique pour situer le récit dans le sillage du «nouveau roman»,  dans une démarche collective de construction de sens. Hicham Lasri propose un pacte de partenariat narratif avec son récepteur. D’ailleurs à plusieurs moments du récit, celui-ci (le lecteur) est interpellé tantôt pour susciter une réaction, tantôt pour l’inciter à sauter des pages, à faire des sauts, bref à établir lui-même son propre récit. «Saute un chapitre ou deux espèce d’idiot» (page 24). Des interventions pour expliciter ou commenter scandent le récit : commentaire sur l’usage des italiques, sur les pages blanches ou noires qui fonctionnent comme des ruptures ou des transitions, des projections dans le temps à l’instar du fondu enchainé, du fondu en noir. Le roman est «monté» comme un récit  cinématographique.

L’auteur crée ainsi l’illusion d’un contact direct avec son lecteur réel, il ne lui parle plus par le biais de son personnage narrateur, ce qui donne l’impression d’une parole orale, d’un contact direct avec l’instance de locution. Une configuration dialogique : «Tu / lecteur ou Nina apparaît comme un univers de référence».

Le texte est truffé de citations. Ou de sentences comme  celles-ci: «tu poses trop de questions rhétoriques »; « il faut de la réalité pour avoir de la téléréalité » (je cite de mémoire). Le plaisir de lecture ne se réduit pas à suivre l’intrigue ; il est neutralisé par le «texte de jouissance»; celui qui met, selon Roland Barthes, en état de perte, celui qui déconforte […] Un texte qui fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage».

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