Genet revisité: Les deux bonnes de Jawad Al-Assadi

Avant d’analyser la dernière création théâtrale du metteur en scène Jawad Al-Assadi, il me semble important de situer la pièce, Les Bonnes, dans un contexte global qui est celui de l’œuvre de Genet. Le choix des axes d’approche de cette mise en scène est essentiellement dicté par la proposition esthétique elle-même et les orientations idéologiques du metteur en scène. Cet article se veut donc une confrontation (pacifique  et sereine!) entre la création et cet essai d’analyse du spectacle.

La pratique théâtrale et la mort entretiennent dans l’univers esthétique de Jean Genet des relations très étroites. L’acte théâtral mais aussi sa réception par un public doivent être considérés comme des actes graves, solennels et cérémoniaux. L’auteur du Funambule, n’hésite pas à adresser cette injonction à l’équilibriste : «Narcisse Danse ? Mais c’est d’autre chose que de coquetterie, d’égoïsme et d’amour de soi qu’il s’agit. Si c’était de la Mort elle-même ? Danse donc seul. Pâle, livide, anxieux de plaire ou de déplaire à ton image : or, c’est ton image qui va danser pour toi.(1)» La mort dont parle Jean Genet, on l’aura compris, n’est pas la mort physique. Il est question plutôt de la mort de l’ego, du narcissisme, des excès de sensiblerie et de mise en avant outrancière du moi créateur. C’est cet effacement du moi de l’acteur qui lui permettra, paradoxalement, de «glorifier» les images obsédantes, d’atteindre les mythes les plus antiques, de fuir les contingences d’un réel toujours en fuite, d’accéder glorieusement au règne de la beauté : «La mort – dont je te parle – n’est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fils. C’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort – décidé à toutes les beautés, capables de toutes. (…). Mais veille de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil. (2)».

Dans le même sens, et toujours dans la perspective genetienne, l’architecture et l’emplacement du théâtre doivent être soigneusement étudiés. Le public, disait Genet, doit traverser un cimetière avant d’accéder à la salle de théâtre. On ne va pas au théâtre uniquement pour voir/écouter une œuvre ou apprécier le jeu de tel acteur ou de telle actrice mais on y va aussi pour nous voir nous même  tel que nous sommes et tel que nous refusons de nous voir: «Si nous allons au théâtre c’est pour pénétrer dans le vestibule, dans l’antichambre de cette mort précaire que sera le sommeil. Car c’est une fête qui aura lieu à la tombée du jour, la plus grave, la dernière, quelque chose de très proche de nos funérailles. Quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres les plus infernaux. (…)».

Il est donc difficile de saisir la complexité de l’acte théâtral chez Genet si on ne prête pas attention à cette dialectique vivante de l’image et du reflet qui sous-tend son œuvre théâtrale et la traverse…Par exemple, l’auteur des Bonnes ne cesse de faire miroiter les images au point qu’il devient difficile parfois de discerner les niveaux d’organisation dramaturgique de la pièce  dont le titre initial était la Tragédie des Confidentes: le réel peut sournoisement envahir les jeux de rôles en rendant impossible toute visibilité. Le réel est le pire ennemi des deux bonnes servantes qui s’amusent à imiter leur patronne quand celle-ci est absente… ce jeu d’imitation s’avère très dangereux car il entraine les deux sœurs vers un point de non retour, vers le meurtre-suicide de Claire jouant le rôle de Madame. Les constructions dramaturgiques des œuvres de Genet sont ainsi fondées sur un jeu des apparences et des simulacres, un jeu qui tend souvent à brouiller les pistes en causant chez le spectateur vertige, doute, désarroi et tension.

La mort dont parle souvent Genet semble être donc la condition sine qua none pour que les acteurs (y compris les équilibristes) puissent se débarrasser d’un jeu susceptible de les enfoncer dans un réalisme plat, vide de sens et fortement inutile pour la scène.

La mort et le silence ! Silence mortifère !

C’est ce silence lourd, grave et pesant qui m’a physiquement touché (étouffé presque !) quand j’ai assisté ce lundi 31 juillet 2017, au Théâtre National Mohamed V de Rabat, à la mise en scène des Bonnes réalisée par Jaouad Al Assadi qui était assisté par l’acteur et metteur en scène Abdeljabar Khoumrane.

Cette mise en scène des Bonnes de Jean Genet a mis scéniquement en avant cette idée de la mort grâce à un travail laborieux dans la direction des deux actrices, Rajae kharmaz et Jalila Talemsi qui ont campés le rôle des deux soubrettes, Claire et Solange. La violence verbale ainsi que l’agression physique ont fortement marqués le jeu «psychologique» des deux actrices qui ont su conduire le spectacle vers les zones risquées de la tension, de la crispation. Le dégoût mutuel éprouvé par les deux bonnes semble être volontairement mis en avant dans cette concrétisation scénique de ce qui peut être considérés comme le chef d’œuvre théâtral de Jean Genet. Les deux actrices avaient une troublante présence. Elles ont brillées par leur force et  par leur fragilité. Leur jeu était construit autour de l’amour et de la haine. Jeu difficile car il pointait du doigt la notion de pathos.Or, c’est ce même pathos, cet excès de psychologisation des personnages qui a porté préjudice à l’ensemble de la création. Les deux sœurs jouent des rôles et c’est en jouant qu’elles découvrent leur mal être, leur crise existentielle qui est, au fond, une profonde crise identitaire : sans sa patronne, la bonne n’existe pas. Sans Madame, Claire et Solange sont condamnées à ce jeu d’imitation appelé à perpétuer continuellement. Dans ce jeu, il y a certes une souffrance, mais il y a aussi du plaisir, de la jouissance. La dimension légère, ludique, jouissive et plaisante (parfois même comique) a été affaiblie dans cette mise en scène à cause, me semble t-il, de cet excès de pathos. Le «jeu est dangereux» disent les bonnes de Genet. Et on  s’en rend compte avec les deux bonnes de manière progressive tout au long de la pièce. Ce qui est censé être au départ un jeu simple d’imitation s’avère être une véritable tragédie à la fin. Genet, faut-il le rappeler, n’a pas écrit un plaidoyer en faveur des domestiques. C’est d’une architecture du vide et de mots qu’il s’agit. Qu’on le veuille ou non, le théâtre sort toujours triomphant.

Autre aspect important dans cette mise en scène et qui mérite d’être souligné : la réécriture et la langue du texte.Le choix dramaturgique qui consiste à éliminer le personnage de Madame est juste, judicieux et intelligent carce dernier personnage est aussi une création imaginaire des deux servantes. Madame devient ainsi dans cette mise en scène une obsession cauchemardesque, une construction fantasmagorique de deux être souffrant d’un mal être dans le  monde et d’un manque existentiel terrible. Madame est cet être visible et invisible, présent et absent à la fois. L’effacement scénique de Madame a permit ainsi de faire voir sur scène et de le révéler ce rapport complexe entre les deux sœurs qui s’aiment et se haïssent mutuellement. Mais l’absence de Madame a, me semble t-il, relégué au second plan cette imbrication du réel et de l’imaginaire dans le jeu des soubrettes.  On ne voit plus la complexité de jeu d’imitation qui essentiel et fondateur de l’œuvre, de sa portée stylistique et de sa profondeur philosophique. Cela est certes regrettable dans cette mise en scène qui a fait du texte de Genet, un prétexte pour écrire scéniquement une autre œuvre.

Cependant,  Claire et Solange dans la version de Al Assadi n’hésite pas à montrer leur homosexualité troublée car elle est tantôt tendre, affectueuse tantôt cruelle, obscène et dégoûtante. La force de la pièce, le « coup de génie » disait Sartre dans Saint Genet, comédien et martyr c’est qu’elles sont « deux ». Cette confrontation directe entre les deux sœurs a donné au spectacle une force inouïe et ce grâce à l’interprétation maîtrisée, au jeu subtile (mais par moments exagéré) des deux actrices. Il est évident que la réécriture du texte et le choix de l’arabe littéraire et dialectal devaient servir le processus de ritualisation de la langue dans cette cérémonie noire et macabre. Certaines phrases ont été répétées, ressassées volontairement par les deux actrices. Ce comportement langagier était mis soigneusement au service d’un rituel d’imitation de Madame. Mais à force de devenir mécanique, et arbitrairement redondant, il a fini par ralentir le rythme et aussi, chose importante, affaiblir la densité rhétorique d’un texte hautement poétique et d’une grande écriture. Le résultat de ce choix de réécriture est malheureusement un déficit stylistique patent, une faiblesse imagée observable. En revanche, la musique de Rachid Bromi ainsi que la scénographie signée par Youssef Elarkoubi, ont joué un rôle important dans l’économie générale d’une mise en scène qui impose sa vision au détriment d’une œuvre théâtrale fondatrice de l’esthétique genetienne. Ainsi, la musique a su créer des images sonores qui ponctuent le spectacle et qui semblent marquer les différentes étapes de métamorphoses des personnages en proie au délire verbal et à l’hallucination. Les sonorités proposées ont su construire un univers fragile, incertain et hautement menacé par le monde extérieur de l’urgence et du « faire vite ». L’espace sonore semble être construit autour de l’idée du dérèglement et du déséquilibre. La musique a su incarner l’univers idéel par des rythmes sonores et des bruits venus ou d’un ailleurs toujours menaçant ou de l’imagination même des personnages séquestrés. La scénographie, quant à elle, a divisé l’espace scénique en trois compartiments : le jeu de l’imitation (et donc de l’imaginaire), l’antichambre, (espace de la mort) et enfin l’espace du réel (qui est aussi celui des coulisses et du théâtre à proprement parlé). Les correspondances entre ces trois espaces se réalisaient grâce aux déplacements furtifs et aux agitations imprévues des deux actrices en proie au malaise et à la colère. Elles étaient comme prises au dépourvu par leur propre jeu en se voyant elle-même prisonnières de leur propre imagination puisqu’elles savaient dès le départ qu’elle seraient rattrapées par un réel pesant et impitoyable qui se nomme «être bonne» dans un univers de Maître.

Par ailleurs, le choix des grands rideaux de plastique oriente l’analyse du spectacle vers une idée biaisée de la mort. La mort est présente et guette les personnages. Elle les emprisonne. Ce ne sont plus des personnages qui évoluent sur scène mais les fantômes d’une morgue abandonnée qui s’amusent chaque soir à répéter dans la pénombre une tragédie millénaire de l’imitation. « Tout n’est que éternelle répétition » dirait Federico Garcia Lorca. Les bonnes sont doublement emprisonnées : elles sont enfermées dans leurs propres imaginaires frappé par l’obsession de Madame et elle sont aussi séquestrées par l’espace théâtrale. La mise en scène de Jawad Al-Assadi met de la sorte le théâtre face à ses propres limites. Elle tente de mettre en crise la notion même de représentation en offrant les possibilités scéniques et esthétiques du présentable. Elle ouvre la voie à une dénonciation des simulacres (dont le théâtre) et du faire semblant dans un univers qui ferme de plus en plus ses yeux sur l’enchantement et la poésie. Si la mise en scène de Jawad Al-Assadi est à plus d’un égard discutable, elle a, à mon sens, le mérite de poser des questions fondamentales  relatives à la place du théâtre et de l’art dans un monde de plus en plus indifférent, aveugle et radicalisé.

Rachid Mountasar

(Universitaire et critique de théâtre)

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