«Il faut un Plan Marshall pour sauver la presse…»

Bahia Amrani, présidente de la FMEJ

Bahia Amrani, présidente de la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (FMEJ) affirme à Al Bayane que la grande majorité des éditeurs ne pense pas entamer de véritable reprise avant la fin du confinement. Et d’ajouter qu’il faut  «un Plan Marshall»  pour sauver la presse en général. Pour ce faire, «les professionnels doivent le concevoir, dans le cadre d’une large concertation et le défendre auprès de tous les potentiels intervenants dans sa mise en œuvre», souligne-t-elle.

Al Bayane : quel diagnostic faites-vous après que la presse papier a été contrainte de suspendre ses publications à cause de la pandémie Covid-19?

Bahia Amrani : Le diagnostic n’est pas très difficile à établir, vous savez… Les ressources de la presse papier sont de deux ordres. Il y a les ventes au numéro. Et il y a les recettes publicitaires.

Avec la suspension de l’impression des journaux, il n’y a plus de ventes de journaux, ni en kiosques, ni par abonnements. Donc, aucune recette de ce côté-là.

De même que, s’il n’y a plus de journaux, il n’y a plus de publicité sur les journaux. C’est simple. Dès l’annonce de l’état d’urgence sanitaire et du confinement, il y a eu une cascade d’annulations, ou suspensions, de contrats et campagnes publicitaires.

J’ai une étude présentée par le GAM (Groupement des Annonceurs du Maroc) -c’est ce qu’il y a de plus récent !- qui dit que 67% des annonceurs ont suspendu leurs campagnes publicitaires pendant cette crise Covid-19.

Même si, compte tenu des circonstances exceptionnelles de pandémie, les éditeurs de la presse papier ont tenu à assumer leur rôle avec responsabilité, en continuant d’éditer leurs journaux sous format PDF, qu’ils ont mis gratuitement à la disposition des citoyens ; et même s’il y a eu quelques campagnes publicitaires sur le digital, les recettes ont été quasi-nulles.

Les 23% d’annonceurs qui ont maintenu leurs campagnes ont dû répartir leur budget entre télévision, radios, affichage et digital… Ça ne fait pas grand-chose pour chacun… En plus, un digital où 80% du marché publicitaire est dominé par les Google, Facebook et autre géants du Net…

Trois mois, c’est long. Trois mois sans revenus, alors que les journaux ont tourné à plein régime et que les charges sont lourdes… Vous imaginez la situation… Sachant que le secteur était déjà en crise, avant la pandémie. Cette pandémie, c’est le coup de grâce!

Comment envisagez-vous la reprise?

Avec beaucoup d’hésitation. Depuis le 26 mai dernier, la reprise de l’impression des journaux a été autorisée. Mais le retour aux imprimeries n’est pas évident. Tous les points de vente ne sont pas encore ouverts. La circulation entre les villes n’est pas entièrement autorisée. Et, surtout, le confinement est encore en vigueur. Donc, pas d’éventuel acheteur de journaux ! C’est vrai que depuis ce 11 juin, il y a une Zone 1 -qui englobe l’Oriental et le Sud du pays- où les mesures de confinement ont été assouplies, mais les grandes villes ont gardé les mêmes restrictions.

La grande majorité des éditeurs ne pense pas entamer de véritable reprise avant la fin du confinement.

Selon le distributeur (Sapress/Sochepress) qui avait clairement posé la question aux directeurs de journaux, le 29 mai dernier, 96,4% d’entre eux ne comptaient pas reprendre l’impression avant le 10 juin, date à laquelle ils espéraient un de-confinement.

Après les décisions du 10 juin, qui ont maintenu le confinement dans les grandes villes, le distributeur nous a informés d’un plan de reprise progressive, où il propose de distribuer les journaux qui veulent revenir sur le marché, à partir du lundi 15 juin. Il y a quelques journaux qui ont fait le choix du retour au marché…Les autres restent dans l’expectative, jusqu’au de-confinement total…

Certains analystes affirment que la presse papier n’a plus sa place dans le champ journalistique au regard d’une concurrence acharnée des médias numériques, partagez-vous cet avis?

Absolument pas !  D’abord, la presse papier aura toujours une place dans le paysage médiatique. Elle n’a pas disparu avec l’apparition de la radio. Ni avec celle de la télévision. Elle ne disparaîtra pas avec le numérique!

Elle connaît des difficultés, comme le livre d’ailleurs. Mais ni l’un ni l’autre ne disparaîtront pour autant.

Chaque génération a ses préférences. Il y aura toujours une génération pour aimer tenir un journal entre les mains, le lire comme se lit le papier… Le tout est que ce journal ait à offrir une lecture de qualité: du sérieux, de l’agréable, de l’intelligent et… si possible de l’exclusif. Il faut accrocher suffisamment le lecteur, le plus grand nombre de lecteurs, pour que l’annonceur suive. Là est le véritable enjeu. Malheureusement, les journaux n’ont pas toujours les moyens de faire ça. Si la presse papier meurt un jour, elle mourra d’un manque de moyens…

Ensuite, je le dis toujours, il ne faut pas qu’il y ait de concurrence entre la presse papier et la presse électronique. A la FMEJ (Fédération Marocaine des Éditeurs de Journaux), nous avons les deux parmi nos membres. Et nous défendons les deux.

Moi, je pense que les deux peuvent parfaitement aller ensemble et être complémentaires.

Quels sont les défis qui guettent la presse papier?

Il y a le grand défi, celui de la survie. Et pour ça, il y a tous ceux dont on vient de parler… Un nouveau modèle économique, de nouveaux moyens financiers, la qualité, un accompagnement numérique, etc.

Peut-on dire que la baisse des ventes de la presse papier est due essentiellement à son contenu qui n’est guère différent de la presse numérique ?

Non. La baisse des ventes de la presse papier n’est pas due qu’au contenu. Ce serait injuste de dire ça. Les journaux «Print» déploient d’énormes efforts pour leur contenu. On y trouve d’excellents articles, reportages, enquêtes, analyses… Et la presse papier fait très attention à l’information qu’elle livre et comment elle la livre. Parce qu’elle est sous l’épée de 3 codes: le code de la presse, le code pénal et, pour ce qui est administratif, le code du travail.

La baisse des ventes de la presse papier a bien d’autres causes. Depuis la révolution numérique et la découverte de ses avantages, les gens ont les yeux rivés sur leur petit, moyen, ou grand écran. Et, détrompez-vous, même la presse numérique n’est pas avantagée par cette nouvelle situation ! Sur le numérique, la vraie concurrence, c’est celle des réseaux sociaux, pas celle de la presse électronique. Les réseaux sociaux, c’est la grande découverte du citoyen. Un forum que jamais la presse papier ne pourrait lui offrir. Il y trouve de tout, que ce soit sérieux ou pas. Et il y met de tout, que lui, soit sérieux ou pas.

D’où la nécessité pour la presse papier d’investir le numérique… Ce qui est fait d’ailleurs, de façon générale. Nous avons tous nos journaux papiers et nos sites qui vont avec. D’où également, la nécessité pour la presse papier et la presse électronique de se battre, ensemble, pour la qualité de l’information sur le numérique. La presse électronique est faite par des journalistes professionnels et elle est encadrée par les mêmes lois que la presse papier. Son audience pâtit, autant que celle de la presse papier, des infox de la toile.

On pourrait parler longtemps des causes de la baisse des ventes des journaux imprimés… Les moyens, les comportements, les tricheries… Pour ces sujets-là, les éditeurs de journaux que nous sommes avons un bouton On, mais pas de bouton Off !

Quel business model pour la presse papier ?

Il faut y réfléchir ensemble. La FMEJ comptait organiser, cette année, des États généraux du secteur de la presse, avec pour objectif de définir un nouveau modèle économique pour chaque branche de ce secteur et les moyens de faisabilité. Ça concerne autant la presse papier, que la presse électronique, la distribution, etc. Malheureusement, plusieurs événements nous ont amenés à reporter ce projet… Dont le dernier est cette maudite pandémie.

Selon vous comment doit-on procéder pour sauver la presse papier ?

Il faut un «Plan Marshall  pour sauver la presse en général. Les professionnels doivent le concevoir, dans le cadre d’une large concertation et le défendre auprès de tous les potentiels intervenants dans sa mise en œuvre.

Je pense que s’il n’y a pas mobilisation, chacun tâtonnera pour trouver une solution. C’est ce qu’on a fait depuis ces 4 ou 5 ans que la crise n’a cessé de s’aggraver… Pour quel résultat ?

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