Il y a 38 ans… : La pensée d’Aziz Belal toujours vivante et actuelle


Mohamed Khalil

En relisant, à l’occasion de la publication par AlBayane du dernier essai de feu Aziz Belal, j’ai pu me donner, encore une nouvelle fois, une idée de l’ampleur et de la profondeur de réflexion et de sa pensée,  qui ont marqué l’histoire du Maroc, durant la seconde moitié du siècle dernier. N’étant pas un économiste, je laisse le soin aux experts de quantifier et de porter un jugement de valeur  sur son apport à une alternative réaliste de l’économie marocaine.Pour ma part, je me limiterai à l’impact qu’Aziz Belal a eu sur les générations de militantes et de militants, tout particulièrement durant la période PLS-PPS.

A travers une relecture du dernier livre de Belal, c’est l’Histoire du Maroc du XX ème siècle qui, à rebours, repasse, avec les traces indélébiles qu’il a gravées sur son pays et ceux qui l’ont connu.

Il faudra dire que le défunt, dont nous remémorions sa cruelle disparition le 23 mai 1982, avait adhéré, jeune étudiant de 19 ans, au Parti communiste marocain, interdit, à une époque où le peuple marocain s’était soulevé contre la répression coloniale pour réclamer l’indépendance du pays.

Cette appartenance au Parti communiste marocain représentait, en cette conjoncture de grande résistance,  un engagement qui n’était pas sans risques.

Il a eu l’honneur de faire partie d’un ensemble d’intellectuels marocains, qui ont crû, prématurément, au socialisme et furent combattus avec acharnement par des nationalistes, qui, pourtant, vont renouer, plus tard, avec le progressisme et finir par épouser, encore plus tard et dans une mesure qualitativement moindre, le socialisme scientifique, qui fut combattu  la veille.

Il faudra dire que si c’est grâce au Parti et à ses militants dévoués  que  le socialisme scientifique a été répandu dans le pays, le mérite en revient aussi, durant la période PLS-PPS, au professeur Aziz Belal, qui, malgré l’interdiction du Parti, assurait une bonne communication et diffusion de la pensée marxiste et en transmettait, brillamment, le savoir et la connaissance.

A l’instar de ses camarades qui en ont payé le prix fort ou celui de la privation de la liberté. Aussi bien lors de la lutte pour la libération du pays, qu’au lendemain du Maroc indépendant.

La génération Aziz Belal, qui venait renforcer la direction historique du PCM, composée du triumvirat Ali Yata, Abdeslam Bourquia, Abdallah Layachi, a marqué le début des années cinquante du siècle dernier. Quelques noms suffisent pour dire l’attrait du socialisme scientifique sur les intellectuels de cette période cruciale de l’histoire de notre pays. Abdelkrim Benabdallah,  Hadi Messouak, Simon Lévy, Amrane El Maleh, Fkih Kouakji, Abraham Serfati, Abdelmajid Douieb, Ismaïl Alaoui et d’autres, même si, pour certains, le destin a séparé leurs chemins, ont laissé leurs empreintes sur la voie militante de cette génération de communistes.

Une internationaliste convaincu

L’influence d’Aziz a dépassé les frontières du Maroc. Son carisme, son savoir et son caractère l’ont fait lier d’amitié avec de grands professeurs étrangers. Je n’en citerai que deux. De Bernis de l’Université de Grenoble où le défunt avait soutenu avec brio sa thèse de doctorat et obtenu le Prix de la ville, une distinction rarissime. L’éminent professeur émérite était, au début des années 1970,  outre une référence marxiste, conseiller économique de la « Révolution algérienne » du temps de Boumediene.

L’autre sommité économique n’est autre que le professeur Popov, de l’Université de Moscou, avec lequel Belal a publié un ouvrage commun, qui fait référence.

A cela, il y a lieu de signaler l’étroite coopération scientifique militante que le défunt avait noué, aux lendemains de la Révolution des Œillets et la fin de la dictature de Caetano sur les colonies en Afrique, grâce à son amitié avec l’immortel Amilcar Cabral…

Des valeurs humaines

Belal avait de nombreuses valeurs humaines. Il était connu, auprès de ses étudiants, ses amis et ses camarades, pour sa générosité légendaire et son amour de la justice sociale, de l’équité tout court. Il était très serviable et connu surtout pour son altruisme. Il se situait au dessus de la mêlée des jalousies et des querelles et se plaçait sur le terrain des débats et de la conviction. Il avait un grand esprit de cartésien qui lui conférait une meilleure aptitude à la compréhension des difficultés et à la solution des problèmes les plus épineux.

Il se voulait comme un prototype de l’homme d’aujourd’hui et surtout de demain.

Belal a réussi à s’émanciper et essayé d’émanciper l’homme en recourant au savoir et à la réflexion.

Pour cela, il dispensait et assurait un encadrement sans faille de ses étudiants, qui étaient les bienvenus, partout.  Il a introduit, dans l’Université marocaine, certaines traditions méritantes, encore présentes chez certains de ses nombreux disciples. Et ce en matière de recherche scientifique, conçue comme un devoir militant. Un homme de grande écoute et mettait ses interlocuteurs à l’aise.

Le défunt frappait par sa personnalité. Ses interlocuteurs découvrent en lui un homme d’une immense envergure qui contraste avec son fort caractère  humble. Il disait ce qu’il pensait et avec feu, pour paraphraser feu Hadi Messouak qui s’adressait au procureur Kerdoudi, lors du procès pour interdiction du PCM. 

A la fin des années soixante, Belal et ses camarades ont joué un grand rôle pour combattre les idées à la mode colportées par d’aucuns, notamment à partir de la France où le « Maoïsme » et le « Trotskisme » se faisaient entendre. Belal prendra part, également mais discrètement et avec élégance, au fameux débat qui avait secoué le Parti communiste français, avec ses idéologues Paul Bocara et Gremetz, opposés aux thèses de Louis Althusser…

Il faudra dire, également, que la bonne graine, à l’instar d’Aziz Belal, s’est «suicidée» (le terme est emprunté au défunt quand il parlait du rôle des intellectuels révolutionnaires qui font partie de la petite bourgeoisie)  politiquement et socialement,  à un moment où les opportunistes, de tous bords, étaient dorés sur tranche et jouissaient de grandes récompenses et largesses.

Belal fait partie de cette espèce humaine rare qui a combattu toutes les tentations et a tout sacrifié pour que leur parti reste présent sur la scène politique et qu’il soit porteur de grands espoirs de changement. Et si le PPS existe encore aujourd’hui, c’est, en partie, grâce au dévouement de ses franges de l’intelligentsia marocaine.

Une vie pleine

Belal, en trente ans de militantisme, scientifique et politique conséquent, a eu une vie pleine, jalonnée par de profondes réflexions politiques, économiques et socioculturelles. Il est sorti du gros lot de l’intelligentsia marocaine.

L’on peut dire, sans exagérer ni réduire le grand apport, chacun dans sa sphère de spécialisation, des autres dirigeants historiques du parti, que le PPS a fait sa traversée du désert grâce notamment à Aziz Belal. Aussi bien du temps du PLS que du PPS.

L’on se rappelle les débuts des années 1970, alors que le Parti était interdit, cette marée d’étudiants qui se réclamaient de la pensée d’Aziz Belal, auquel ils vouaient et vouent encore, grands cadres du Maroc d’aujourd’hui, un grand respect et une grande admiration, même après son décès,. Nombreux étaient ceux qui l’adoraient car il a su capter l’attention d’une jeunesse avide de connaissance et à la recherche de repères.

Et, pour une partie de la diaspora marocaine de cette époque, celle qui avait adhéré au parti avant comme après l’interdiction du PLS et la légalisation du PPS, c’est en bonne partie grâce au rayonnement intellectuel et culturel de ce grand penseur marocain que la vie n’en offre que peu durant plusieurs générations…

Et si, aujourd’hui, des hommes sont restés éternels dans la vie de générations, c’est par et pour les idées nobles qu’ils ont défendues de leur vivant. Belal est pour de larges pas d’illuminés ce Gramsci marocain qui a su démêler les fils du fait et de la dépendance coloniale, du développement et du changement dans le Maroc indépendant. Un intellectuel organique qui a pensé et façonné le Maghreb, le monde arabe et l’Afrique. En un mot… le «Tiers-monde».

Une source du savoir

Je me rappelle encore du temps où pour adhérer au Parti dans la clandestinité, il fallait une préparation idéologique, avec la lecture et l’assimilation de notions fondamentales sur le socialisme contenues notamment dans les œuvres de Marx, Engels et Lénine… A cela devrait s’ajouter une bonne connaissance des positions du Parti – objet de virulentes et infantiles critiques- sur les questions nationales et internationales, notamment sur la Palestine et la fameuse résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU…

Mais ce qui revenait sans cesse pour en constituer la matière fondamentale à maîtriser n’est autre que la fameuse «Révolution nationale et démocratique» (RND), à laquelle Aziz Belal n’était pas complètement étranger.

Avec Ali Yata et d’autres camarades, Belal avait développé, à partir d’une analyse universelle du socialisme dans les pays du Pacte de Varsovie, en Chine et dans les pays du Tiers monde, pour proposer la voie marocaine de passage au socialisme. 

Aziz Belal avait sa et ses particularités. Il agissait en intellectuel pour fournir aux militants les outils de l’analyse, de la discussion et des débats. Avec son legs, il laisse un arsenal incommensurable d’outils à la portée des militants et des décideurs pour réaliser l’auto-développement et, donc,  le progrès économique et social.

Belal était dans la lecture, qui est une source de grande sagesse. Il voulait que le peuple soit dans la lecture, dans son extrême majorité…

Un véritable marxiste qui s’était nourri de tous les apports des grands révolutionnaires, surtout de Marx et de Lénine mais aussi de Mao Tsé Toung.

Un visionnaire révolutionnaire

Il est passé pour être, au Maroc, le maître de l’investissement immatériel, du capital social, culturel et intellectuel.

Les experts, encore une fois, ont parlé et parleront de son héritage, de ses recherches. D’autres personnes, bien au fait de tous les travaux du défunt et mieux outillés se sont déjà exprimés sur ces aspects.

Je me contenterais donc de rappeler certains traits de caractère du personnage Aziz Belal et des échos qu’il a laissés, en nous jeunes étudiants toutes disciplines confondues, tels un substrat de mémoire…

Un dialecticien hors pair qui savait analyser toutes les situations pour en sortir le positif.

En témoigne de son rang de grand économiste est qu’il est resté président de l’Association des économistes marocains, depuis sa création jusqu’à son décès, dans un milieu où le politique était fortement engagé.

L’un des tout premiers résultats de son implication auprès des étudiants est le fait que le PLS était majoritaire au XII ème congrès de l’UNEM et a appliqué la proportionnelle en tant que principe, pour qu’elle soit abandonnée au congrès suivant quand les étudiants de l’UNFP de l’époque avaient acquis la majorité…

Il croyait en l’unité de la gauche et de la nécessité de constituer un front national et démocratique pour parvenir au changement.

Et, fait rare, c’est le seul dirigeant du PPS, si ma mémoire est bonne, qui allait participer à des conférences communes avec les dirigeants de l’USFP, notamment avec feu Omar Benjelloun au cinéma Kawakib de Casablanca, aux lendemains de la Marche Verte.

Son apport a été essentiel au niveau de la préparation des projets de thèses du premier et deuxième congrès du PPS, avec une analyse flamboyante des rapports sociaux et de production et la classification des classes sociales au Maroc.

Un travail gigantesque que seul un penseur de grande renommée et de capacités intellectuelles sans précédent pouvait faire couver.

Ali Yata évoquera, dans son oraison funèbre, un penseur hors norme, un intellectuel révolutionnaire.

En 1956, à l’indépendance du Maroc, Aziz Belal n’était pas encore dirigeant de premier plan du Parti communiste. Il faisait partie de cette élite intellectuelle de l’époque 

Mais Aziz Belal, sur le plan économique, sortait du lot, étant, d’abord, le premier Marocain détenteur d’un doctorat, en 1965.

L’homme était une force puissante et tranquille. Il avait gagné le cœur et l’esprit de générations entières de Marocains. De son vivant, rares sont les économistes ou les intellectuels qui ne s’identifiaient en lui. D’ailleurs comme des pans entiers de politiques qui n’étaient pas des spécialistes en économie.

Il faudra dire que, sur le plan de la formation politique et philosophique, nombreux sont les militants de ma génération et celle d’avant, qui le doivent à Si Aziz.

Enormément de notions qui étaient à la base de cette formation venaient des travaux du défunt.

Une pensée de grande actualité

De l’avis général des économistes, sa pensée demeure d’une actualité brûlante, en ces temps de remise en cause de l’actuel modèle de développement qui a montré sa faillite et que le défunt avait combattu avec sérénité, bravoure et esprit pointu.

A l’heure de la pandémie du coronavirus, la crise sanitaire a refait sortir la pensée de Belal, y compris dans certains pays développés. Chez nous, l’unanimité est acquise pour revoir les engagements du Maroc dans le libre échange, le néo-libéralisme et le libéralisme sauvage, la globalisation tous azimuts, tant décriés par le défunt Belal.

C’est là le meilleur témoignage que l’on puisse rendre à ce grand patriote qui avait rêvé d’un grand Maroc, indépendant, auto-entretenu, juste et équitable par une répartition raisonnable des richesses nationale.

 Aujourd’hui, la meilleure façon de perpétuer son savoir est de  continuer à poser les bonnes questions, le faisait Belal et de leur apporter les réponses les plus pertinentes, tout en transmettant son savoir et ses démarches.

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