L’Islam et le Socialisme se soucient de la libération de la servitude

Ali Yata à «Jeune Afrique» en 1965

L’hebdomadaire «Jeune Afrique» a posé au camarade Ali Yata, en juin 1965, un certain nombre de questions portant sur le Socialisme et l’Islam. L’interview accordée a paru partiellement et d’un seul tenant dans le n° 254 du 7 novembre 1965 de cet hebdomadaire. À l’occasion du 20e anniversaire de sa disparition, nous republions ici le texte intégral, tel qu’il a paru dans le n°7 (1965) de la revue «Al MABADI» en priant les lecteurs de le lire en plaçant cette interview dans le contexte socio-historique dans lequel elle a été accordée.

Que pensez-vous de l’attitude adoptée par le socialisme vis-à-vis des religions, à savoir que «la religion est l’opium des peuples» ? Peut-on être socialiste et croyant?

On cite souvent cette phrase de Marx comme une injure à la religion. Il faut lui restituer son contexte :

«La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles…».

«La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est «l’opium du peuple»».

C’est toujours comme un phénomène superstructurel éminent, comme un instrument de civilisation, que les grandes religions universelles ont été envisagées par les marxistes.

Ce n’est pas l’athéisme qui est la donnée fondamentale du marxisme, mais le matérialisme historique. Et les marxistes, dans leur analyse de la pensée européenne, considèrent comme réactionnaires le jésuitisme de la bourgeoisie française et l’athéisme nietzschéen de la bourgeoisie allemande, par exemple.

Aussi, un marxiste conséquent ne peut-il pas se laisser aller à remplacer une appréciation murie, conforme a l’Histoire et au développement de l’idéologie, par une simple formule lapidaire telle que celle que vous avez rappelée.

Engels, dans ses nombreuses études sur les religions, montre souvent leur caractère enrichissant pour la civilisation, leur aspect révolutionnaire.

C’est contre l’utilisation de la religion par les classes dominantes pour opprimer les travailleurs et avilir l’humanité que s’est élevée la doctrine marxiste.

Le socialisme comprend et explique les religions comme un phénomène social et historique. Il laisse toute la liberté aux croyants de pratiquer leurs religions et de les inculquer à leurs enfants ; ce qu’il ne permet toutefois pas, c’est qu’elles soient un instrument entre les mains des oppresseurs et des exploiteurs.

Vous devez savoir que le «mouvement de libération nationale du Maroc» a combattu avec énergie les imposteurs du protectorat français déguisés en marabouts et charlatans, les kettani et autres.

Un socialiste ne se définit pas par ses déclarations philosophiques, mais par ses actes en faveur de l’instauration ou de l’édification du socialisme, par son dévouement à la cause de la libération des peuples. Rien n’empêche un croyant d’être socialiste. Le président Soekarno, par exemple, affirme être l’un et l’autre et on ne peut douter ni de sa sincérité ni de la profondeur de cette profession de foi. Il en est de même du président Nasser et du président Ben Bella qui jettent les bases de l’édification de la société socialiste, sans pour autant abandonner leurs convictions Islamiques.

Pouvez-vous définir l’Islam par rapport au Socialisme et vice versa?

Le socialisme vise la libération réelle des nations, des peuples, des hommes et ce, dans les domaines économique, social, politique et culturel. L’Islam ne s’oppose pas à ces buts.

Pensez-vous que l’Islam et le socialisme sont compatibles, incompatibles ou complémentaires?

On ne peut pas chercher une complémentarité entre une religion qui a quatorze siècles et une doctrine politique qui s’élabore depuis cent vingt ans, pour résoudre les problèmes concrets et actuels de la libération de l’humanité, l’une fondée au début de la civilisation mercantile et l’autre à son déclin. Cependant, non seulement elles sont compatibles dans la situation présente, mais se soucient l’une comme l’autre de la libération de la servitude.

Estimez-vous que notre préoccupation à ce sujet soulève un vrai ou un faux problème ?

Votre enquête soulève un problème qui se pose, puisque les masses musulmanes dans le monde aspirent de plus en plus au socialisme. En outre, si la grande Révolution d’octobre (1917) a eu un profond retentissement en Orient, le Maghreb, du fait de l’occupation coloniale, ne se pose sérieusement le problème que depuis vingt ans. D’immenses progrès ont été réalisés, mais il y a encore beaucoup de propagandes qui visent à déformer le socialisme et à créer une confusion spécialement conçue pour tromper les populations musulmanes. Tout ce qui peut éclairer cette question est bienvenu.

Quel genre de musulman êtes-vous?

Je suis né musulman, de parents musulmans, d’ancêtres musulmans depuis l’islamisation du Maghreb. Comme tous mes frères, les travailleurs musulmans, j’aspire à l’émancipation de notre peuple, à l’avenir radieux de notre pays, donc au triomphe du socialisme.

Que pensez-vous de l’opinion suivante exprimée par l’encyclopédie soviétique (édition 1953) selon laquelle «il est donc évident que le point de vue de certains apologistes concernant le soi-disant communisme de l’Islam primitif et selon lequel Mahomet… a été un révolutionnaire et un grand réformateur social, n’est qu’une tentative en vue de masquer la véritable essence de l’Islam qui, réactionnaire et anti-social, est opposé dans son essence au matérialisme dialectique, inculque à l’Homme une vue pessimiste de l’existence»?

Je n’ai pas eu l’occasion de vérifier cette citation que vous prêtez à l’Encyclopédie soviétique qui, soitdit en passant, ne constitue pas pour les communistes un texte d’autorité doctrinale.

En premier lieu, je pense que le prophète Mohammed, comme Moise et Jésus- christ, fut un révolutionnaire authentique et un grand réformateur social.

Mohammed s’est élevé contre les marchands mecquois, a institué des règles protégeant la paysannerie, il a institué la zakat, impôt progressif, il a préservé les esclaves et les pauvres et a édicté des règles soulageant le sort des femmes.

Ce sont là des points éminemment progressistes de son œuvre, libérale dans son contexte. Prétendre, par exemple, sous prétexte qu’il n’a pas mis l’esclavage en question, qu’il en était partisan, traduit une grande méconnaissance de l’époque historique de son œuvre, une méconnaissance de l’esprit même du Livre et un attachement dangereux à la Lettre. C’est précisément ce que font les utilisateurs de l’Islam à des fins rétrogrades.

En deuxième lieu, l’Islam n’a pas subi les avatars profonds qu’a connus par exemple le Christianisme, tantôt religion des esclaves, tantôt celle des féodaux, ou encore, celle des impérialistes.

L’Islam est objectivement et subjectivement – c’est-à-dire dans les conditions historiques actuelles et dans l’esprit des musulmans – une expression de la communauté musulmane, de sa volonté d’indépendance et de progrès.

En tant que tel, l’Islam a joué un rôle très grand dans la préservation du patrimoine national, philosophique et culturel Arabe, dans la lutte contre les manœuvres de dépersonnalisation coloniales tentées par les impérialistes anglais et français et, en dernière analyse, dans le mouvement de libération nationale.

Il est encore aujourd’hui, dans certains pays musulmans, un acteur de l’élan révolutionnaire anti-impérialiste. L’Histoire récente du Maroc fournit plusieurs exemples frappants de ce rôle positif.

Quelle est votre opinion à propos de la propriété privée que l’Islam sauvegarde et que le socialisme abolit ?Y aurait- il ou non un moyen de concilier les impératifs de l’un et de l’autre?

La propriété du début de l’époque marchande est très différente de la propriété capitaliste de la fin du régime capitaliste.

Ceci étant posé, pour reprendre les termes de votre question, on ne peut pas dire que l’Islam, «sauvegarde» ou que le socialisme «abolit» la propriété privée. L’Islam est fortement imprégné des vestiges du communisme primitif et la propriété communautaire prime sur la propriété individuelle; «règle souvent transgressée, du fait du développement historique». Le socialisme, quant à lui, reconnait et protège la propriété privée : cela figure en toutes lettres dans les Constitutions et dans les droits des Etats socialistes ; il rejette la propriété de type capitaliste qui est basée sur l’appropriation, par une personne, du fruit du travail d’une autre personne et qui permet l’exploitation des travailleurs. Certains exégètes de l’Islam n’hésitent pas dire que l’Islam condamne le capitalisme.

Je ne pense pas, pour ma part, qu’une intelligence éclairée de l’Islam s’oppose en quoi que ce soit à une conception socialiste de la propriété.

Considérez-vous l’adoption du socialisme par différents pays musulmans comme un compromis, donc une adaptation aux nécessités du siècle, ou comme une étape, une révolution basée sur le matérialisme historique?

Le socialisme a vu le jour grâce à un développement des forces productives qui ne pouvaient être soupçonnées au début de l’hégire. Si une révolution socialiste s’opère, elle obéit aux lois du développement historique que seul le matérialisme historique a énoncées, en particulier celle de la crise générale de l’impérialisme. Une nation adopte le système socialiste pour échapper à la domination étrangère, pour libérer les forces productives immenses qui sont endiguées, exploitées, étouffées et pour éviter et se débarrasser de la phase capitaliste du développement qui s’est avérée nuisible.

Comment concevez-vous le musulman en l’an 2.000?

Je ne peux évidemment pas faire de prophétie. Tout au plus, puis-je souhaiter du plus profond de mon être que les travailleurs musulmans de l’an 2.000 comme du reste du monde, de se libérer du joug de l’exploitation, de la guerre , des persécutions et puissent, dans le travail et dans l’enthousiasme, édifier une société sans classes, pour le bonheur de tous : La société socialiste.

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