Mirage (Assarab) de Ahmed Bouanani (1979)

Il était une fois….le cinéma

Dès les premiers plans, la tendance est affichée : Assarab, premier long métrage de Ahmed Bouanani (1979) revendique un cinéma de rupture esthétique aussi bien au niveau plastique que dramatique. Rupture à l’image du personnage de Mohamed Rzin qui ouvre le récit en lançant des pierres vers un ciel vide et qui déclare sa frustration de ne pouvoir enterrer sa bête de somme dans un cimetière humain.

Le film est ainsi construit dans sa bande image, sa bande son et dans son système de personnages comme un manifeste. Les cinéphiles ne manqueront pas d’y déceler une filiation avec le «cinéma novo» brésilien. Ces longs plans vides de paysages marqués de sécheresse sont d’une violente beauté et qui renvoient au cinéma de Glauber Rocha et de Nelson Pereira Dos Santos. Mais Mirage ne verse pas dans l’exercice de style gratuit, il est porté par une quête, celle d’un langage cinématographique ancré dans une culture et prolongeant une mythologie, celle d’un peuple dont la culture et la mémoire se voient foudroyées. Bouanani est notre Pasolini dans sa démarche de captation des signes de la culture populaire, victime d’un véritable génocide. «Il n’y a pas de meilleur projet d’avenir pour un cinéaste que de participer avec ses petits moyens à la transformation radicale et systématique de sa société pour la construction d’un monde qui ne soit pas traumatisant», écrit-il.

habachi mirage (1)Il est venu au cinéma (lauréat de l’IDHEC en 1963) par la voie royale, celle du montage. C’est-à-dire le fondement même du langage cinématographique et un des éléments qui fondent la spécificité du cinéma. On ajoute à tout cela le fait qu’Ahmed Bouanani est un poète, un homme de lettres, un romancier et scénariste. On comprend alors que l’on est devant une figure historique du cinéma marocain ; un cinéaste qui lui a donné ses lettres de noblesse en réalisant et en écrivant des films. Face à un cinéma de la saturation et de la surcharge thématique, un cinéma d’assignation à résidence du sens et où le spectateur est condamné à une posture de réception, Ahmed Bouanani ouvre la voie sur la pluralité d’approches, l’ambiguïté, la quête. Il avait situé la barre, donné le ton, tracé la voie et annoncé le programme avec son premier court métrage Tarfaya ou la marche d’un poète (1966). Un programme qui prendrait comme titre générique l’errance esthétique : des personnages désaxés, perturbés par une rencontre, aimantés par une lueur /un leurre à l’horizon qui les mène sur un parcours initiatique ; ses documentaires figurent dans le panthéon de notre filmographie, je pense à ce poème visuel qu’est Six –Douze (1968, avec Rechich et Tazi) et à Mémoire 14 (1971).

L’ouverture de Mirage est une formidable séquence pédagogique d’apprentissage de scénario : la mise en place du système des personnages avec au centre l’énigmatique Mohamed Ben Mohamed (interprété par l’excellent Habachi), décrit en une série de scènes tantôt statiques tantôt dynamiques ; puis l’élément perturbateur (la découverte des billets de banque dans un sac de farine) qui va déclencher l’évolution du récit. Le contexte est ainsi décrit ; des paysages semi-désertiques du Maroc profond ; l’époque est située avec quelques allusions intelligentes à la période coloniale : la femme de Mohamed ben Mohamed (excellente Fatima Regragui) travaille chez des colons. Et le mari lui-même est interpellé au moment de recevoir son sac de farine par le contrôleur civil qui lui demande pourquoi avoir quitté son village d’origine. Plus tard, commentant cette interpellation, Mohamed ben Mohamed lui renvoie la réplique en disant que le contrôleur lui-même avait traversé des mers et des océans pour venir.  La découverte de liasses de billets de banque en devises va bousculer cet équilibre, le couple décide d’aller en ville pour échanger. On peut voir déjà dans cette structure initiale une proposition de Bouanani sur le rôle de l’argent comme moteur narratif, mais aussi comme élément perturbateur d’un équilibre ancestral. L’image du couple dans le car illustre cette dichotomie entre un moyen de transport moderne et des pratiques sociales traditionnelles (voyage sur le porte-bagages, présence du prédicateur « fou du village »…). Le rapport au car résume le rapport à la modernité envahissante. L’arrivée en ville va accentuer cette dichotomie entre deux univers antinomiques dont le rapport est géré par la violence : allusion à l’action de la résistance contre l’occupation ; mais également violence des pratiques culturelles avec à terme une impasse (le couple échouera à échanger l’argent). La scène finale, très symbolique nous montre le couple entre le feu et l’eau alors qu’une jeep transporte un échantillon de la nouvelle génération qui fête bruyamment un mariage, avec une modernité débridée et superficielle (masque, alcool…).

Mohammed Bakrim

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