Open Data, politiques publiques et citoyenneté

Il est aisé, en tout cas quasi normal, que quelconque propos sur les «sociétés de l’information» de nos jours, introduise un taux de pondération minime, voire marginal ou insignifiant, tenant au contexte socio-politique, historique, socio-culturel de la société qu’on examine. Tout au plus, interpelle-t-on, parfois, le contexte économique du pays pour décrire/analyser ce qui advient d’une société contemporaine ou ce qui la travaille en relation avec l’information et ses conquêtes de savoirs dans la médiasphère du monde de la toile connectée, ces grands espaces de données, le Big Data en l’occurrence.

Mais il est encore quasi irréaliste, sinon impossible, de faire de même pour tout un ensemble particulier de sociétés, de pays, catalogués par le système onusien :  région du «Middle East &North Africa» (Mena). La contextualisation est donc inévitable, d’autant plus que la région en question (Somalie comprise dans la logique de la «Ligue Arabe»), est désormais plus lézardée que jamais par des guerres fratricides, des guerres civiles sur fond dominant de terrorisme génocidaire, des plus barbares dans l’histoire de ces peuples, pourtant unis, originellement, par la langue, par l’histoire politique et militaire et par des religions monothéistes vieilles de trois milles ans.

Par conséquent, tenter de cerner la situation présente et à venir du «Monde Arabe» face à la donne actuelle de l’«Open Data» et ses enjeux, défis, ses conséquences ou bouleversements redoutés au plan politique, c’est forcément procéder préalablement à un diagnostic du contexte politique de la région, de chacun de ses pays, à l’aune des conditions requises pour que l’information soit disponible, accessible, pertinente et ouverte pour un «Open Data».

Déstructurés dans leur passé, riche en profondeur historique, pendant plus d’un siècle (1830/1960 globalement), par le colonialisme et l’occupation militaire et administrative étrangère, les pays de cette région, dans leur quasi-totalité n’ont eu de cesse de se débattre, au gré de soulèvements et de coups d’État (surtout militaires), et de tenter de planter les charpentes d’un État qui consacrerait une identité nationale. Ceci, dans l’espoir d’ancrer solidement sur leurs territoires respectifs un «État Nation», seul étalon reconnu par le «concert des nations», au lendemain du colonialisme et avec les débuts de régulation de la vie internationale et ses règles de droit par l’ONU.

Cet agenda crucial de l’édification d’un État moderne, d’un «État-Nation» a dominé quasi exclusivement la vie de ces peuples au prix, pendant près d’un siècle, d’un embastillement des libertés fondamentales de l’individu. À leur tête les libertés d’expression et d’informer ainsi que les droits qu’elles requièrent, en priorité le droit à l’information.

De l’Atlantique au Golfe Arabo-Persique, l’information était et l’est encore à un certain degré, dans nombre de ces pays, bannie, surveillée, manipulée, censurée, suspectée, redoutée et menacée… Elle l’est parce qu’elle est identifiée, à raison finalement, par les régimes de ces États post-coloniaux, comme un levier de pouvoir, ou plutôt, comme ayant le pouvoir de servir aussi bien le maintien du statu-quo que de provoquer sa rupture, voire sa fin (Tunisie, Libye, Egypte, Yémen…). On en use et on la redoute. Alors, soit on l’emprisonne, soit on la manipule. En tout cas, on œuvre constamment pour sa raréfaction et pour son absence dans l’aire accessible directement au citoyen, concédée- chichement- au «sujet arabe», devrions-nous dire, dans ces États décrétés souverains, indépendants et, par euphémisme, «en voie de développement» ou encore «en transition démocratique»…

Le mot est un crime

D’un cas à un autre, sur toute l’étendue de ce monde, le modèle saillant pourrait être qualifié soit de «pré-démocratique», soit d’autoritaire, soit d’autocritique, selon que l’approche d’analyse parie, par excès, par grand réalisme ou par grande ambition pour le credo démocratique dont le cœur battant doit être une information libre et universellement accessible. Or, cette région a rarement présenté des lueurs d’espoir à un tel dessein pour l’information, durant tout le vingtième siècle, dans les rapports onusiens ou d’organisations internationales spécialisées. Comme dit le plus grand poète vivant de la région, le syrien Adonis (exilé en France) : «dans le monde arabe, le mot est un crime »[i]

Le nouveau siècle, par l’accession de l’information au rang de «cause» prioritaire pour la communauté internationale (WISIS/SMSI 2003/2005), engrange nombre de conditions nouvelles et conséquentes pour la libération de l’information, partout dans le monde, grâce à la toile et à ses Tics. Cette région semble enfin promise à une avancée inespérée de la liberté de l’information (découlant de la liberté d’expression). Cette éclaircie, venue d’horizons bien lointains, exogène en somme, depuis la toile mondiale connectée, incontrôlable et invisible parce qu’immatérielle, virtuelle, traversa comme une pluie d’été, orageuse, ces contrées du Maroc jusqu’aux royaumes et principautés riverains du golfe arabo-persique. On l’appela «le printemps arabe» (2011). L’information détruisit alors nombre de digues, parfois de manière radicale (Tunisie, Libye, Egypte, Yémen, Syrie…). 2011, date charnière donc dans la vie de nombre de peuples de la région … Mais, en règle générale, avec des conséquences dramatiques, voire apocalyptiques (Libye, Syrie, Yémen…). Et tout compte fait, une vue panoramique sur la région est une vue d’apocalypse rampant.

Qu’espérait-t-on alors, dans ce cas, comme avenir pour l’information et sa libération ? Qu’espère-t-on encore, en ce moment, alors que le «printemps» devient un automne obscur, profitant aux patriarches dictateurs, aux guerres, aux massacres barbares des humains comme des patrimoines culturels et civilisationnels, trésors finaux de l’information, qui est leur base, leur substance, leur ADN ?

L’agenda de ces pays est, en conséquence, complètement bouleversé. Le souci constamment brandi et martelé comme source de légitimation des régimes post-indépendance, soit «le développement», a vite été relégué au second plan par l’objectif de «sécurité». Un objectif qui, en fait, a toujours été présent, mais, qui devient maintenant un enjeu vital pour l’État. L’État Arabe est hautement fragilisé, sinon déstructuré, perdant petit à petit, souvent violemment, ses prérogatives et devoirs premiers de tout temps : la souveraineté sur les territoires, la protection des biens et des personnes, l’effectivité de sa force, ou ses forces de gouvernance, sa suprématie sur la force publique armée… la sécurité tout court, en un mot.

L’urgence sécuritaire a désormais imposé son diktat à la vie collective et au «vivre ensemble», de plus en plus difficile en ces pays. La première sphère de la vie collective dans ces sociétés, séculairement déficitaires en informations et en libertés, est la sphère de l’information avec son ouverture, sa transparence, sa circulation et sa crédibilité. L’État guerrier, ou acculé à faire la guerre, est plus soupçonneux qu’il ne l’a jamais été à l’endroit de l’information et sa circulation. Circulation dont les flux, quasi-incontrôlables charrient avec eux bombes, attentas, lobotomie des cerveaux – surtout jeunes- et identités cultuelles, culturelles et civilisationnelles.

L’information est ailleurs et pour…ailleurs !

Si le diktat de la sécurité, régnant désormais aux quatre coins du monde (règne de nombre de «PatriotAct») menace dans l’œuf l’information, à peine quelque peu affranchie dans le Monde Arabe, celle-ci est suspendue, quant à son sort, à une autre pesanteur, celle des «majors» internationaux de la collecte et de l’usage de cette nouvelle richesse du siècle : l’information ou la donnée. Avec la mondialisation du commerce (lancée par le GATT dans un pays de la région, le Maroc, au milieu des années 90) et la globalisation de tout le reste, informations et savoirs en particulier, cette région, qui n’est pas à un paradoxe près, génère de l’information et ses outils, ressources humaines comprises, dont d’autres régions du monde profitent (call-centers à vil prix, par exemple, diasporas de jeunes génies en informatique en Europe…). L’information sur la région elle-même ne circule pas et ne se développe pas en son sein, pour les siens.

Pressions d’organisations intergouvernementales obligent, il est de notoriété scandaleuse que l’information interdite aux peuples, sur leur propre vie, est livrée à certains organismes internationaux, plus au moins exigeants en matière de transparence et d’ouverture. Pour ces véritables et puissants «siphons» d’informations et de données, sévissant loin de la région Mena, s’ouvrent allègrement et continuellement les coffres forts nationaux où ces États arabes enferment, à l’insu de leurs citoyens, des informations et données plus au moins sensibles (économiques, de défense, de sécurité…) ! Ces exceptions à la règle (plus ou moins sévères) de la censure sont aussi concédées par les gouvernements de cette région, avec bienveillance, pour satisfaire, par exemple, aux demandes de gros investisseurs transnationaux ou étrangers, de bailleurs de fonds venant de tel ou tel pays hors région arabe, ou encore à des requêtes de gendarmes/régulateurs du genre Banque Mondiale, FMI, etc.

Partie à relire

Cette donne exogène, par rapport à la région, explique en grande partie pourquoi certains gouvernements arabes se sont engagés, depuis quelques années, fort timidement et avec des approches sélectives ou discriminatoires, dans la voie de «l’e-gouvernement», dans de relatives ou modestes « open-data » au plan national. Ce qui a été aisé pour certains parmi eux pour le présenter comme une preuve de leur « engagement », en interne, envers la démocratie et son sacro-saint « droit d’accès à l’information ». Certains pays font même miroiter, à leurs citoyens, des projets de loi d’accès à l’information, alors qu’ils tiennent mordicus à des statuts de la fonction publique, par exemple, qui prévoient depuis toujours des interdictions fermes, avec sanctions graves, pour l’agent public qui s’aventurerait à livrer de l’information à un citoyen demandeur. Ceci, au nom d’une « obligation de réserve » ou de confidentialité (cas du Maroc, par exemple, où le Parlement, depuis plus de cinq ans, lit et relit pas moins de quatre projets, du gouvernement comme de l’opposition, sans remettre en question une telle restriction pour le fonctionnaire public !).

Il est certain que ces politiques paradoxales qui consistent à interdire l’information en interne ou, au moins, à la « domestiquer », alors qu’on la libère pour la confier, même incomplète ou édulcorée, à l’étranger, est le comble de la frustration pour le citoyen de ces pays qui ne peut, de ce fait, adhérer à un « Open Big Data » et ses supposées merveilles d’ouverture et d’interactivité avec le monde, comme le louangent ainsi certains parmi nous, experts en tête. Le plus insupportable reste le fait que les organismes et acteurs économiques internationaux, étrangers à la région, ne restituent pas les informations et données ainsi obtenues des gouvernements arabes à leur premier concerné, origine et fin : le citoyen arabe ! Une situation d’iniquité de l’ « Open Data » mondiale qui, parfois, s’installe même à la faveur d’accords de censure convenue entre ces « Majors » internationaux de la Data et les États-geôliers de l’information due au citoyen de ces pays, comme des pays africains, doit-on ajouter à l’occasion[ii]. C’est un véritable scandale de la Data au plan international et nul «SOS» ne peut être lancé à un quelconque «Wikileaks» autochtone en ces pays si désertiques en informations et si drastiquement surveillés en le domaine.

Cependant, dans ces pays, certaines illusions finissent par se transformer en quelques réalités. Grâce, en effet, aux TIC, aux réseaux sociaux et aux génies et combats locaux en ces pays, surtout parmi la jeunesse. On peut assister alors à un foisonnement d’informations circulant sans retenue mais aussi sans grande garantie d’exactitude et de vérité. Pire, on peut assister à un « feu d’artifice » d’informations avec des dommages collatéraux, du plus regrettable au plus condamnable : faux, falsifications, rumeurs, manipulations, propagande guerrière et/ou terroriste, haineuse, génocidaire…En bout de ligne, une crucifixion de la vérité, soit un dévoiement du «droit à l’information», à son détournement pour le rendre finalement ennemi mortel pour le projet démocratique plutôt qu’un allié, levain ou levier de la démocratie en ces contrées, les arabes comme les africaines, en l’occurrence. Ce qui est mis ici en perspective, ce sont des conditions si favorables à l’oppression de la donnée et de l’information mais aussi un biotope propice aux visées du terrorisme barbare, ce fossoyeur de la démocratie, via le Net et les agrégats de datas à travers la toile virtuelle comme dans le monde réel.

To open or not to open ? Comment ?

Entre la fermeture de l’information en interne et son siphonage inéquitable et injuste par de grands joueurs internationaux et transfrontaliers, quel pari faire sur l’arrimage du Monde arabe à un « Big Open Data » ? Quelle feuille de route dans cette région, historiquement hostile, c’est peu dire, à l’information et à sa circulation, confrontée aujourd’hui qu’elle est à la fois à l’explosion transfrontalière de la donnée et à sa mise sous tutelle, c’est peu dire aussi, sous le joug de l’impératif de la «sécurité nationale» ?

Certes, il y a lieu de relativiser, quelque peu, la situation en ce monde arabe, selon les cas. C’est ainsi qu’au baromètre de l’« Open Data », un pays comme le Maroc se classe à la 40e place. Ce baromètre analyse la volonté des gouvernements du monde de publier leurs données et il évalue la nature des données rendues publiques, librement accessibles et exploitables par les citoyens. Ce projet de recherche conjoint entre l’institution britannique indépendante «Open Data Initiative » et la « World Wide Web Foundation » (organisme de normalisation à but non lucratif) place aussi les Émirats Arabes Unis à la 44e place, le Bahreïn à la 54e et la Tunisie à la 55e. Ce «Top arabe», placé au milieu du tableau mondial (dominé aux premiers rangs par le Royaume Uni, suivi par les USA et la Suède en 3ème position) pondère un peu la situation mais ne rassure pas suffisamment quant à la conviction indispensable des gouvernements de ces pays que l’information est un bien commun dont la diffusion est d’intérêt public et général.

Autrement dit, la marche de l’information vers plus d’ouverture en ces pays dépend du seuil atteint par une culture qui croirait fortement et franchement en l’intérêt public dont l’information libre est un support central. Une telle culture, plaçant en son centre le culte de l’intérêt général, en une relation causale avec la libre circulation des données et des informations, est justement le déficit structurel dans la quasi-totalité des pays arabes. Oser dire en ces pays que l’information (ou la donnée) est un «bien public» passerait encore pour une lubie, sinon un slogan creux pour rêveurs suspectés d’«acculturation», infantilisés par des modèles de gouvernance importés et inadaptés à la «réalité arabe». Autant dire que le concept de citoyenneté démocratique ne risque pas de faire de nombreux adeptes de sitôt. La difficulté majeure étant de savoir si ce concept de citoyenneté est le préalable à une foi profonde en l’intérêt public lequel suppose, entre autres, la gestion de la liberté de l’information et sa libre circulation. Si, au vu de certaines promesses, y compris dans les textes constitutionnels et dans des lois, de mise dans ces pays, on peut parier sur une marche affranchissante, même lente, de l’information et de la donnée ainsi que de leur circulation et leur accessibilité, il est encore bien hasardeux de prétendre au même rythme d’avancée pour ce qui concerne la citoyenneté, encore moins la citoyenneté démocratique.

Peut-on parler de citoyens jouissant pleinement de leur citoyenneté, à l’aune de l’accès à toute information d’intérêt public au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Libye, en Égypte, au Soudan, en Somalie, en Jordanie, au Liban, en Syrie, en Irak, au Yémen, en Arabie Saoudite, au Koweït et dans le reste des Émirats du Golfe arabique ?

Globalement, et sans nous arrêter sur les cas extrêmes d’un côté ou de l’autre (cas des pays avancés dans l’édification d’un régime démocratique face aux cas- nombreux- de dictatures militaires ou monarchies autocratiques), on peut dire, par exemple, que l’e-gouvernement est dans le meilleur des cas fort limité. Limité à certaines administrations et certains services : douanes, banques, statistiques nationales macroéconomiques, procédures et codes d’investissement (notamment pour les étrangers) et quelques services administratifs basiques (permis de conduire, impôts locaux, diverses facturations et transactions relevant de l’e-commerce).

Quant à la loi d’accès à l’information, elle est, dans les meilleurs cas, entre les mains de la société civile (quand elle existe et est libre de ses mouvements) comme projet et objet d’un pénible plaidoyer politique face à l’État, aux parlements, et même à la société peu sensibilisée à ce droit démocratique. Or, cette loi, si emblématique dans tout projet démocratique, est la jauge la plus exacte pour identifier les véritables chances de l’érection d’un « Open Data » dans un pays. Elle est le premier palier pour accéder nationalement et internationalement à cette richesse transparente et partagée de la donnée et de l’information, via un «Big Data». C’est l’évidence même.

Jamal Eddine Naji

Fondateur de la Chaire Unesco/ Orbicom de Rabat

et Directeur général de la Haute Autorité

de la Communication Audiovisuelle (Haca)

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