Repenser les modernités arabes

Voici un extrait de l’intervention de Abdelmajid Baroudi lors du séminaire organisé à la faculté des lettres de Meknès, le 05 Novembre 2019 en hommage au professeur  Khalid Zekri, auteur de «Modernités arabes». Le thème de l’intervention de M. Baroudi portait sur la question suivante : «La modernité, était-elle bien négociée par les intellectuels de La Nahda ?».

Abdelmajid Baroudi

Il va sans dire que La Nahda telle qu’elle est conçue par les intellectuels arabes y compris les voyageurs s’est construite, à travers leurs écrits, par une négociation entre tradition et innovation pour paraphraser Khalid Zekri. Il est donc légitime de questionner la nature de cette négociation, et de son résultat, si résultat il y a.

Force est de constater que le rapport de force entre Soi et Autrui est déséquilibré et que le contraste intrinsèque à Soi ne peut combler le décalage historique entre une modernité qui s’est construite sur la contradiction dont la rupture reste le signe d’un processus toujours en construction et une «nation arabe» qui campe sur ses positions en se rangeant du côté de la tradition . D’où la nécessité de creuser cette «négociation entre tradition et innovation, authenticité et étrangeté» pour paraphraser Khalid Zekri.

Cette négociation est plus complexe qu’on l’imagine. Inutile de revenir sur la fluidité de la communication dans la négociation. Mais est-il le cas dans ce genre de négociations ? Théoriquement parlant, la négociation doit accoucher d’un compris ou consensus. Est-il le cas de cette négociation dont les composantes : traditions et innovations relèvent de la disjonction et l’ambivalence ? Une négociation doit mettre en relief les points de désaccord afin de faciliter la fluidité de la communication entre les belligérants.

Les modernités arabes nous renseignent sur les dessous culturels de ce désaccord qui rend la négociation très difficile. Je cite Khalid Zekri : «Le débat contradictoire (pour ou contre la suprématie de la raison moderne) que la pensée des lumières suscite s’est fait à partir des éléments constitutifs de l’épistémè européen, alors que la modernité est réfutée ou rejetée dans le monde arabe car ses présupposés épistémiques sont perçus comme une «agression culturelle» qui vise la destruction de «la raison islamique». Fin de citation.

Comment donc réconcilier deux contextes dont les éléments constitutifs diffèrent. ? Peut-t-on avancer que la constitution de la pensée arabo-islamique s’est construite à partir d’une conception philosophique lui garantissant le statut de paradigme ? L’arrière-plan dogmatique de cette constitution endigue son ouverture et l’empêche d’intégrer la modernité. La pertinence de cette question nous renvoie à l’aporie du positionnement de la pensée qui tire vers l’arrière et ne cède pas surtout lorsqu’il s’agit de la tradition religieuse.

Du coup, ce positionnement ne lui permet pas de s’élever au stade de la situation problème tant que ce statut se nourrit du contraste. En revanche, le positionnement problématique qui caractérise la pensée européenne s’est activé depuis sa renaissance par la contradiction. L’histoire de la science en est la preuve, laquelle histoire évolue dans et par la négation ou la réfutation pour reprendre Karl Popper.

Outre cette coupure dans le savoir scientifique, la séparation de ce que relève du publique et ce qui appartient à la sphère privée au sein de la société, marque un bouleversement dans la notion de la vérité. Chose qui est peut être inconcevable dans une culture où la relativité de la vérité n’est qu’une affaire d’élite guidée par l’éthique de l’autonomie. Face à ce déséquilibre civilisationnel, dans lequel la déraison de l’histoire s’est retrouvée démunie, faute de sacralisation d’un idéal allergique à la relecture, les penseurs de la Nahda et ceux qui les ont suivi n’avaient pas de choix que de spéculer.

Cette négociation a-t-elle abouti ? Il me semble que la réponse sur cette question risque de nous entrainer dans un terrain glissant, car la reproduction sans distanciation par rapport aux discours de penseurs de La Nahda relève de la tautologie. La pertinente question qu’il faut poser à mon avis est la suivante : Quels sont les termes de négociations à l’aune de la mondialisation ? C’est sur cette question que Modernités arabes nous invite à réfléchir.

Cet ouvrage propose à mes yeux une relecture des dualités d’ordre spéculatif, voire métaphysique sur lesquelles les intellectuels des années 70-80 du 20 me siècle se sont penchés sans apporter des propositions relatives aux termes de négociation. D’autant plus que le contexte, de par les changements accélérés qui le caractérisent, incite à repenser la modernité et l’impact de la vulgarisation de la modernisation surtout dans son sens virtuel qui nourrit de plus en plus l’imprévisible et échappe au déterminisme.

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