Réplique : Voyager, disponibilité et altérité

«Le voyage parfait est sans destination

Le parfait voyageur ne sait pas où il va»

Lie Zi (penseur taoïste)

Un simple constat empirique : les moyens de transport, les routes, les gares et les aéroports permettent cette conclusion : on voyage beaucoup. Mais voyage-t-on vraiment, ou s’agit-il plutôt de simples déplacements ? Car voyager relève d’une expérience qui dépasse le cumul des kilomètres vers des dimensions plus profondes qui confinent à la réflexion, à la méditation.

Voyager pour certains est un exercice professionnel : les navettistes (les clients de Aouita sur la ligne Casa-Rabat) sont-ils des voyageurs ?  Les représentants commerciaux sont de véritables forçats de la route. Leur carte de visite se lit au nombre de kilomètres parcourus. D’autres encore réservent cet acte uniquement à leur plaisir et préparent leur « voyage » annuel comme un repas exceptionnel. Le moindre détail qui manque peut nuire à la réussite de l’ensemble. Ils accumulent les grands voyages, les circuits organisés avec fierté tout en donnant finalement l’impression de n’être jamais sortis de chez eux.  Le voyage revient à une forme de snobisme, à un ornement social que l’on aime exhiber pour épater son entourage lors des soirées mondaines ou tout simplement des collègues de bureau. Ils reviennent de leurs « voyages » les sacs remplis, le regard vide car souvent absent du lieu visité. Au pied des pyramides, ils parlent d’Istanbul, et sur les Champs-Elysées, ils vantent les rues de Londres. Se déplacer n’est pas voyager.

Le voyage, le vrai, suppose une attention, une disponibilité, une générosité de l’œil, du cœur et de l’esprit. Disponibilité et concentration. Et dans ce sens, se livrer à son instinct, se laisser aller sans destination arrêtée d’avance sont les entrées vers des voyages parfaits comme le suggère l’aphorisme taoïste. L’homme moderne, imprégné de la technique numérique, veut faire beaucoup de choses et vite : il passe d’un lieu à un autre comme il navigue d’une information à une autre. Le vrai voyage suppose une rupture avec la logique de l’inattention ambiante. Il se déplace, il ne voyage pas.

Car tout compte fait, les véritables voyages sont ailleurs. Ce sont ceux qui nous emmènent vers les autres. L’espace n’a de sens que par ceux qui l’occupent, le façonnent, lui donnent une part d’eux-mêmes.

Voyager  en d’autres termes, c’est évacuer cette part d’étrangeté qui bloque tout accès à l’altérité.  Quand je me déplace, je vais chez  l’étranger ; mais par la logique même du voyage, je deviens moi-même étranger. Réussissant cet exercice, je découvre ainsi ce qui fait «l’étrangeté» de l’étranger puisque j’ai moi-même à gérer mon nouveau statut d’étranger. Un exercice salutaire qui nous libère de l’angoisse de l’autre. Ayant fait l’expérience, ayant été étranger je n’ai plus aucun complexe de l’autre puisque j’ai été son « autre». «Il faut découvrir son étrangeté symbolique, se désinstaller», écrit le philosophe Paul Ricœur. Cette déstabilisation est salvatrice, elle est d’une richesse inouïe. Les jeunes qui voyagent beaucoup sont des remparts contre le fanatisme et la xénophobie. Le principe de l’hospitalité est fondé dans la condition d’avoir été étranger. La différence ne devient plus un attribut identitaire qui me renvoie dans un clan ; elle devient une singularité, un complément, un signe d’une richesse qu’il faut sauvegarder et entretenir…par les voyages, notamment.

Julia Kristeva s’est emparée de l’injonction biblique « Tu n’opprimeras pas l’étranger, car tu as été étranger dans le pays d’Egypte», pour l’actualiser autrement : «Tu n’opprimeras pas l’étranger, parce que nous sommes tous des étrangers sur cette terre». Il est ainsi plus facile de tolérer l’altérité si nous prenions conscience de l’autre qui est en nous-mêmes.

Mohammed Bakrim

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