Retour sur 1989: La «fin de l’histoire»?… La fin des idéologies?

Dans le cadre du dossier consacré au centenaire de la révolution d’octobre, nous avons jugé utile et pertinent de reproduire le texte de la contribution de notre ami le professeur universitaire Abdelmoughit Benmessaoud publié dans notre journal au moment de la chute de Berlin en 1989.  En effet nous faisons nôtres ces propos soulignés par l’auteur : «Notre propos paraitra peut être comme un combat d’arrière garde et notre attitude comme celle d’un individu s’accrochant à un bateau en dérive, mais certaines vérités méritent d’être rappelées et explicitées, sachant pertinemment qu’explication ne veut pas justification» Toujours d’actualité…

Après la victoire fulgurante des différents mouvements de libération nationale à travers le monde et leur arrivée au pouvoir, leurs peuples n’ont pas attendu longtemps pour déchanter; les espérances entretenues se sont, en effet, tragiquement effondrées.

Dans ce contexte précis, il a été affirmé que ces mouvements et partis d’inspiration communiste savaient faire la guerre mais étaient incapables de gérer la paix et d’initier une politique de développement socio-économique réussie.

Politiquement, cette période a correspondu à l’événement du reaganisme (c’est-à-dire vers la fin de la décennie 70 début des années 80) :

L’état du monde était résumé par une phrase lapidaire du Président américain. Il disait, en effet, dans son discours d’adieu qu’il était venu changer les Etats-Unis, mais il s’est aperçu qu’il était en train de changer le monde!

La déconfiture de ces mouvements dans l’exercice du pouvoir, l’état de blocage des sociétés de la communauté socialiste ne pouvaient qu’enclencher un processus de désidéologisation des rapports internationaux et par conséquent de la gestion des pouvoirs nationaux. Ceci est d’autant plus probable, soutient-on, que face à la crise de ces derniers le capitalisme, malgré la persistance de la crise, s’est revigoré et aguerri.

Si cette interprétation n’est pas sans fondements, elle n’est pas toute l’explication des faits et dates ayant marqué la 2ème moitié de ce siècle.

La fin du communisme

Dans une livraison récente de «l’événement du jeudi», son directeur Jean François Khan disait : objectivement, la RDA n’est pas à proprement parler un enfer. On n’y meurt pas de faim; l’économie n’y est pas complètement en faillite : les ethnies rivales ne s’y étripent pas; les magasins n’y sont pas totalement vides…Et cependant, même ce communisme-là ne fait décidément pas recette. Quand on peut, on le quitte…» :

Au vu de ces scènes montrant des Allemands de l’Est quittant leur pays, on serait tenté, comme le claironnent déjà les média occidentaux, d’affirmer qu’il s’agit-là d’une preuve manifeste de « l’échec du communisme» et par conséquent, du triomphe du capitalisme.

Notre propos paraitra peut être comme un combat d’arrière garde et notre attitude comme celle d’un individu s’accrochant à un bateau en dérive, mais certaines vérités méritent d’être rappelées et explicitées, sachant pertinemment qu’explication ne veut pas justification.

Le socialisme a soixante-douze ans en URSS et une quarantaine d’années dans les pays socialistes d’Europe. Mais le plus important c’est qu’il est né dans un contexte historique foncièrement hostile. En effet, depuis 1917 une lutte politique, économique et militaire, par les Etats interposés, l’opposait aux tenants du capitalisme.

Autrement dit il a fonctionné avec une psychose de menace et d’étouffement. C’est au nom de sa sécurité et de sa défense que tout était permis. Un conservatisme et une bureaucratie s’y installent. Et, au lieu «de servir, le système se sert». L’individu apparait écrasé par une sorte d’Etat mastodonte.

Ainsi, durant cette période, on a assisté non pas à l’application du socialisme et des principes pour lesquels il est venu mais d’un système sans âme, bureaucratique et personnalisé, sans grande prise sur la société civile.

Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner de se trouver devant un système bloqué, entretenu et maintenu en vie d’une manière artificielle.

N’empêche, malgré cette crise de fonctionnement, le système socialiste a apporté des acquis considérables en matière de grands équipements, de besoins sociaux-culturels et sportifs. Mais l’homme ne vit pas que de cela : la question du pouvoir, c’est-à-dire le rapport gouvernant-gouvernés n’était pas traitée et résolue d’une façon satisfaisante. C’est là la grande faille du système. Il s’agit maintenant de mener une réflexion sérieuse et d’entreprendre des actions devant apporter une réponse à cette grande question.

L’état actuel des pays socialistes a fait dire a certains que la question qui se pose n’est pas celle de sa réforme, mais de sa succession.

Du capitalisme au socialisme

En regardant ce qui se passe au sein du système capitaliste et des types de rapports qu’il instaure entre les Etats et les dangers qui leur sont inhérents, il parait impératif la mise en œuvre de réformes portant sur les modalités de son fonctionnement et ses finalités.

Cette appréciation n’est nullement exagérée car elle est soutenue par des idéologies patentées du capitalisme.

La terre a ses limites mais le capitalisme n’en a pas. Sa propension à l’expansion, à la domination et l’exclusion constitue le principal défi auquel l’humanité est déjà confrontée.

En examinant de près la situation au sein des sociétés capitalistes, on serait rapidement fixé sur ce que le système fait de l’homme et de l’environnement.

Dans un compte rendu portant sur l’ouvrage de Pierre Chevènement, «Le Pari sur l’intelligence», le directeur du «Monde Diplomatiques» lui reprochait d’avoir commis : «…la double erreur de tout miser sur la raison et sur l’idéal. Deux termes dévalorisés dans une société qui cultive l’hédonisme, s’entiche des modes intellectuelles les plus fugaces, professe un prétendu réalisme qui ne saurait cacher l’absence de principes et, pour tout dire, de pensée».

Si on peut s’accorder avec Claude Julien sur le diagnostic qu’il fait de la société capitaliste, on ne peut souscrire à la critique de l’approche et de l’esprit adoptés par le leader du courant « Socialisme et République». (ex CERES) au sein du PS français.

Justement parce que ces sociétés modernes, notamment capitalistes, commencent à manquer de références, de principes directeurs, il faut développer le sens de l’idéal, l’idée du bien-être collectif partagé.

Des sociétés de partage

C’est l’idée que développent ces derniers temps les socialistes français : créer des sociétés de partage.

Aussi, la crise du système socialiste et l’impasse à laquelle mènerait inéluctablement le maintien du capitalisme dans sa version intégrale inciteraient l’homme à imaginer d’autres formes d’organisation et de gestion des sociétés nationales et de l’ordre international en s’accordant avec ses besoins et en tenant compte des contraintes de l’environnement et des possibilités de la planète.

Et dans ces conditions, on peut réfléchir avec l’auteur qui soutient que : « nous allons changer, non pas d’époque mais de civilisation. Nos économies ne seront plus capitalistes, socialistes, communistes, elles seront de plus en plus mixtes et intégrées dans un système mondial qui devra trouver les voies de son organisation et les moyens de son autorité ». (André Chambraud).

S’il est encore difficile d’imaginer ces formes d’organisation, une chose est certaine, c’est l’ordre international tend vers ce scénario.

Avec la détente, le désarmement, la crise des systèmes et la prise en considération d’une manière constante des besoins de l’homme, les références et les enjeux idéologiques ne seront plus ce qu’ils étaient depuis le début de ce siècle. Une ère nouvelle s’annonce. Il importe de se préparer pour la vivre autrement.

La «fin de l’histoire»

La «fin de l’histoire» : Cette expression un peu provocante est empruntée à un intellectuel américain. C’est à la lumière des événements qui continuent à intervenir dans les pays socialistes qu’un magazine parisien y revient en rendant compte d’un article fort original et qui semble avoir fait un tabac durant cet été aux Etats-Unis. Il s’agit d’un texte signé par le philosophe -et un haut fonctionnaire au département d’Etat- du nom de Francis FUKUYAMA.

Ce débat est nécessaire et utile parce que les changements que connait actuellement la communauté socialiste, auront sans aucun doute, des répercussions sur l’idée de l’Europe et nécessairement sur l’ordre international.

Le haut responsable américain soutient en effet : «ce que nous sommes peut-être en train de vivre ce n’est pas seulement la fin de la guerre froide, ou le passage d’une période particulière de l’histoire d’après-guerre, mais la fin de l’Histoire, comprise en ce sens particulier : le point final de l’évolution idéologique du genre humain et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme ultime de gouvernement humain».

Autrement dit, l’auteur affirme, outre l’idée développée dans les lignes qui précèdent à savoir la fin des idéologies dans un sens réduit, mais aussi que le système de gouvernement et la gestion économique pratiqués en occident sont appelés à devenir universels.

Autre idée développée par les média occidentaux et qui appelle notre réflexion est celle relative à l’avenir du communisme. On y soutient en effet que dans l’état actuel des choses, il ne s’agit pas de réformer ce système mais de lui trouver un successeur.

Le philosophe français André GLUCKSMAN va plus loin dans la condamnation du communisme. Dans un hommage rendu à l’écrivain tchécoslovaque VACLAC HAVEL, il y soutient que : «Le citoyen socialiste vit la fin de l’histoire dans tous les sens du terme. La grande histoire est close, les petites histoires  forcloses. Sortir du communisme c’est rentrer dans l’histoire et non sauter d’un système à l’autre».

C’est autour de ces idées et de ces interrogations qu’il importe d’orienter le débat.

D’abord, il n’est peut être pas inutile de préciser davantage ce que nous entendions par la fin des idéologies. Le sens que nous lui avons accordé plus haut est précis : il ne s’agit nullement de la fin de la lutte des idées car celle-ci ne fait, peut être, que commencer. L sens retenu est en rapport direct avec l’histoire en particulier au moment ou deux systèmes politico-économiques se disputaient la domination du monde.

Revenons donc à l’histoire

Depuis 1917, la révolution soviétique est entrée en conflit permanent avec le capitalisme mondial. Son alliance avec les partis communistes de l’Occident et des mouvements de libération dans le Tiers-Monde n’avait comme objectif que d’en saper la base. Si celle-là a été pour quelque chose dans la décolonisation, elle n’a rien pu faire quant à la destruction inéluctable du capitalisme. La guerre froide, en fin de parcours, a montré l’impossibilité d’une telle option pour la simple raison que chaque bloc possédait sa bombe. La coexistence pacifique qui s’en suivit a permis d’éviter le conflit final mais n’a pas pour autant  arrêter la lutte entre les deux systèmes qui se la livraient par Etats interposés dans le Tiers-Monde.

Aujourd’hui, même cette petite guerre est jugée couteuse et pétrie de risques et l’option est déjà faite pour pacification du monde. (Soulignons que cette voie se heurtera inexorablement aux propensions expansionnistes du capitalisme).

C’est cette lutte, à fondements historico-idéologiques qui semble, pour des raisons nombreuses et diverses, tendre vers sa fin.

Cependant, une question essentielle demeure posée. A la lumière des réformes politiques et économiques introduites dans les pays de l’Est, on soutient globalement et sont en train d’introduire le capitalisme chez eux.

Le péché originel

Il importe d’abord d’apporter quelques précisions sur la démocratisation du système politiques des pays de l’Est. Y introduire la démocratie pluraliste ne contredit nullement l’idéal du socialisme. C’est la version léniniste du parti unique fondée sur certains principes (centralisme démocratique, soumission de la minorité à la majorité..), contribuant ainsi à évacuer la démocratie pour n’appliquer que le centralisme qui a été à l’origine de la version. Il est vrai que la formule était utile et efficace pendant la période de la clandestinité jusqu’ à l’accession du pouvoir et même durant son exercice pour les situations exceptionnelles (situation de guerre par exemple..). En dehors de ces cas, le parti unique tel qu’il était conçu et pratiqué ne pouvait permettre l’association de l’ensemble des citoyens à la chose publique. C’est d’ailleurs là la grande faille du système politique socialiste et qui a constitué la cause première de son blocage.

Aussi introduire la démocratie dans ces régimes ne devrai pas passer comme faisant œuvre nouvelle et encore moins constituer une contradiction avec l’idéal démocratique socialiste mais uniquement un rejet d’une forme de pouvoir qui lui est totalement étrangère.

En matière économique on soutient également que le principal reproche qu’on pouvait faire aux doctrinaires du socialisme, c’est d’avoir cru que le plan pouvait remplacer le marché.

Il est vrai que la planification aidait certaines économies retardataires à écourter certaines étapes de leur développement mais appliquée d’une manière outrancière, elle ne pouvait que conduire à des monstruosités et des inepties.

En revanche, introduire le marché dans les économies socialistes ne signifie pas automatiquement la mise en œuvre des règles du capitalisme. Affirmer cela, c’est une absurdité, car considérer que le marché est né avec le capitalisme alors que celui-là se pratiquait depuis que l’homme a commencé à accorder une certaine valeur à ses produits et les échanger pour satisfaire certains des ses besoins.

D’ailleurs, la situation contre laquelle s’est élevé le marxisme du vivant de Marx c’est l’exploitation. Le marché tel qu’il était conçu et pratiqué durant le 19ème  siècle, en plus de la propriété des moyens de production et des modalités de répartition des richesses et des revenus, aidait à cette exploitation.

Aujourd’hui, il est possible d’encadrer et le marché et la répartition, ce qui ne peut que conforter une application réformée du socialisme.

La voie salvatrice

S’il est encore difficile d’imaginer l’évolution future des Etats socialistes en matière  de gestion économique, une chose est certaine, c’est qu’il serait naïf de penser un seul instant qu’ils sont entrain d’instaurer le capitalisme. Nous n’apprenons rien à personne en affirmant que le capitalisme est le fruit d’une évolution historique et d’un milieu culturel bien déterminé et en tant que système d’ensemble, il ne semble pas être voué à une quelconque universalité. Si certains de ses piliers (le marché dans sa forme actuelle, la motivation matérielle…) risquant de constituer des références universelles, on ne peut soutenir valablement qu’il sera greffé dans sa version intégrale sur les sociétés socialistes. S’il advient que dans certaines parmi ces dernières, on serait tenté d’en faire une doctrine totale, le choc et le cout social ne peuvent qu’être traumatisants  et donnant lieu à des situations difficilement maitrisables.

Interrogé sur cette éventualité, c’est-à-dire le passage des sociétés socialistes au capitalisme, le sociologue soviétique Boris kagarlitski ne va pas par quatre chemins : «les conséquences  en seraient épouvantables. Dans la meilleure des hypothèses, on connaitrait un capitalisme tiers-mondiste, corrompu, implacable et lié au pouvoir. Très vite cela se transformerait en «stalinisme de marché» de type «chinois».

D’ailleurs, contrairement à ce que dit un proverbe arabe, on ne refait pas l’histoire deux fois de la même manière.

Ne l’oublions pas, le capitalisme dans ses différentes variantes, malgré quelques embellies ici et là, n’est pas encore sorti de sa crise. Pour ce faire, il semble qu’un vaste redéploiement planétaire est en train de s’opérer pour lui permettre, dans cette phase informatique et bureaucratique, de mieux s’adapter et se positionner. Cela nécessite de l’espace. L’Afrique, du moins pour l’Europe communautaire n’en constitue pas un de crédible et de porteur. L’Europe de l’Est, surtout son maillon faible risque, si elle ne gère pas cette période de transition d’une manière perspicace, de ne constituer pour le capitalisme ouest-européen qu’un Tiers Monde corvéable et exploitable à proximité de la porte.

La nature a peur du vide

Au delà des considérations théoriques, économiques et géostratégiques, il existe un aspect autrement plus déterminant dans l’évolution future des sociétés socialistes.

Depuis l’avènement, de ce système, les populations de ces pays nourrissaient un espoir dans la réalisation de l’idéal promis. Avec la période de blocage que celui-là a vécu et le démantèlement qu’il subit présentement, on serait enclin d’avancer que tout cela s’est irrémédiablement effondré. Rien n’est moins sur. La conviction en la possibilité et surtout sur les chances de réussir les réformes demeure vivace. En témoigne la situation en RDA. En effet, malgré le départ de plusieurs dizaines de milliers, d’autres infiniment plus nombreux restent et manifestent pour prôner les réformes. Cette conviction et cet état d’esprit sont exprimés d’une manière éloquente par une militante de l’opposition  constituée autour du Nouveau forum. A une question sur l’objectif de son mouvement, elle répond qu’il s’agit : «d’améliorer le socialisme en RDA parce que le spécificité de ce pays réside dans un système autre fondamentalement meilleur pour l’homme et pour la nature, que le capitalisme. Mais, ce système, aujourd’hui ne fonctionne pas. Je suis allé en Allemagne fédérale et j’en suis revenue avec la conviction que là-bas, le système social se heurte à des problèmes intrinsèques, insurmontables. Si la RDA réussit sur la voie des  réformes, la vie ici sera meilleure que de l’autre coté…».

Ces propos, outre leur intérêt comparatif, renferment une profonde conviction. Celle de croire encore fermement dans l’idéal socialiste.  Sans quoi, la situation serait pire que pendant la période de blocage, car la nature a peur du vide et du chaos.

Communisme et perspective historique

Enfin, une dernière observation porte sur le communisme et l’histoire. Le philosophe A. Glucksman affirme que sortir du communisme, c’est rentrer dans l’histoire comme si celui-ci est ahistorique. Le socialisme n’est pas né du néant ; il est issu des entrailles du capitalisme. Il est venu pour répondre à un idéal. Il voulait faire aux peuples, l’ayant appliqué, l’économie de l’étape sanglante qu’on oublie souvent qu’a connue le capitalisme durant le 19ème siècle. Mais une application dégénérée a donné un résultat peu enviable. Il s’agit aujourd’hui, d’apporter les réformes qui s’imposent. La conviction est déjà faite sur cette nécessité dans les sphères de pouvoirs dans la majorité des pays socialistes.

Les divergences portent sur le rythme à suivre entre les tenants du changement de Tous Et Maintenant et ceux qui appellent à la prudence pour éviter les dérapages.

Tout le monde doit se convaincre que les évolutions de société ne peuvent être le fait de décrets et de décisions administratives. L’envie et l’aspiration au changement ne doivent pas faire oublier le temps qu’il exige. Les impatients risquent de rater le coche et les conservateurs de regretter d’avoir ignoré une vérité universelle : on ne peut continuer à verrouiller indéfiniment des situations par la force dans un carcan supposé hermétique et indestructible. La loi de la nature est le changement ; ceux qui s’attachent aux situations acquises ne peuvent l’empêcher.

Abelmoughit  Benmessaoud Tredano

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