Les voies de la création théâtrale au Maroc

Longtemps, la relation entre la théorie et la pratique théâtrales dans notre pays fût semée d’embûches et de malentendus, ce qui a nui quelque peu à la création théâtrale.

Ce qui devait être une relation organique entre les deux constituants de la création artistique, consubstantiels l’un de l’autre, se cramponnent souvent dans l’exclusive. Pourtant, il se trouve des hommes et des femmes qui n’ont jamais cessé de militer pour le rapprochement de ces deux univers évitant de se regarder en chiens de faïence pour rehausser le niveau de réflexion autour du théâtre. Comme il se trouve aussi des institutions qui ont fait de ce rapprochement entre la théorie et la pratique la condition sine qua non pour le développement de notre pratique théâtrale. C’est le cas du Centre International des Arts du Spectacle de Tanger qui vient d’organiser le 11 mai une rencontre autour des «nouvelles sensibilités théâtrales dans le Maroc d’aujourd’hui».

L’occasion est la célébration de la journée nationale du théâtre. Le lieu : l’Université Abdelmalek Essaadi de Tétouan et l’instigateur,  le groupe de recherche créé il y a bientôt une vingtaine d’années à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines par l’infatigable Khalid Amine.

Khalid Amine est Professeur universitaire à ladite université, Président du Centre International des Arts du Spectacle de Tanger membre du Comité Exécutif de l’Institut International  de l’inter des cultures de spectacle dépendant de l’Université de Berlin et membre du bureau exécutif de la Fédération internationale de la recherche théâtrale. Il dirige, avec calme et une volonté inébranlable, ce centre de recherches depuis 2007.  Le concepteur de «Tanja Al Machhadiya» – que je ne saurais traduire ici de peur de dénaturer ce joli concept – réunit chaque année des dizaines de chercheurs du monde entier et des praticiens de tous bords pour réfléchir et débattre sur la création théâtrale.

Des colloques sur des thèmes aussi variés que novateurs, des hommages et des conférences ont donné lieu à de nombreuses publications (une soixantaine) dont le Centre peut s’en enorgueillir et qui restent des références incontournables pour les chercheurs et les praticiens du théâtre. Le Centre a acquis une telle maturité et une notoriété qu’il convient de dire qu’il devient désormais le lieu incontournable autant pour les chercheurs que pour les praticiens qui viennent y présenter leurs productions.

Cette fois-ci c’est dans le cadre d’un autre espace de réflexion qu’il créa il y a bientôt une vingtaine d’années au sein de l’Université Abdelmalek Essaadi de Tétouan qu’il organise une autre rencontre pour célébrer efficacement et intellectuellement la journée nationale du théâtre. Pour cette occasion, Khalid Amine a convié des chercheurs et des praticiens du théâtre pour débattre des «nouvelles sensibilités théâtrales dans le Maroc d’aujourd’hui», Il s’agit selon l’argumentaire de la rencontre  «de savoir si les nouvelles expériences théâtrales du jeune théâtre marocain s’inscrivent dans la postmodernité ou, au contraire, elles ne sont que des exercices qui imitent ce qui se fait ailleurs», une problématique souvent abordée ces dernières années au sein du corps théâtral marocain depuis que la notion de postmodernité est attribuée à la jeune création théâtrale marocaine.

Deux lauréats de l’ISADAC. Deux valeurs sûres de la jeune création théâtrale marocaine. Deux praticiens hors pair qui ont donné à voir au public marocain et arabe des images pleines de sens et prometteuses d’un avenir certain. Une valeur ajoutée en tous les cas qui fait déjà des émules et permet au théâtre marocain de proposer au public une nouvelle esthétique basée sur la recherche et l’innovation. D’un côté Abdelmajid El Haousasse du Théâtre Aphrodite, celui par qui l’image était née au théâtre. Le premier scénographe, lauréat de l’ISADAC, poète et plasticien à ses heures perdues qui contribua à donner à la plastique de la scène une nouvelle dimension.

La seconde, Asmae Houri, du Théâtre Anfass, revenue, il y a quelques années, d’un long périple, après sa sortie de l’ISADAC, durant lequel elle s’était nourrie de différentes expériences théâtrales occidentales et asiatiques pour proposer un théâtre total, un théâtre où l’image traduit une maîtrise des techniques de jeu et de l’harmonisation des composantes du spectacle théâtral et qui aussitôt fut plébiscitée par la profession à l’échelle nationale et internationale, auréolée par un prix du meilleur spectacle arabe en 2016 lors du 10ème Festival du Théâtre Arabe en Algérie..

Côté recherche académique : deux professeurs venus d’horizons divers. Le premier, Mustapha El Haddad, est professeur de linguistique à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tétouan féru de philosophie et de théâtre. Le second, un compagnon de route de Khalid Amine, professeur, chercheur et écrivain dans le domaine du théâtre, connu pour son franc-parler et de ses critiques pertinentes.

Durant cette rencontre, il était question Hans Thies Leihman et du concept de postdramatique, de Jean-Pierre Sarrazac et de la notion du théâtre rhapsodique, de J.F. Léotard et du concep^de la postmodernité (Khalid Amine), de Gilles Deleuze et de Alain Badiou (Mustapha El Haddad), d’Edouard El Kharrat et de la redéfinition des concepts (Hassan El Yousfi), de l’analyse d’un cas, celui de Dmouae Bel Khol du Théâtre Anfass (Khalid Amine), . Il était question aussi d’écriture de plateau et du montage du spectacle En attendant Othello (Abdelmajid El Haouasse), du processus de fabrication du spectacle et de la problématique du corps dans la création théâtrale (Asmae Houri). Il était question en fait de théorie et de pratique théâtrale s’associant et se répondant pour mieux se retrouver dans une pratique théâtrale hélas dénuée de débat et de profondeur dans la réflexion.

Il était question de philosophie et de théâtre dans un débat serein et franc, prolongé volontairement tard la nuit pour s’abreuver davantage de mots et de concepts autour du théâtre. Une leçon contre les conciliabules oiseux et les médisances stériles (Merci de l’avoir souligné si Hassan El Yousfi). En fait, il était question de l’exploration des différentes voies de la création théâtrale qui sont, comme chacun le sait, nombreuses et diversifiées. Elles passent par la formation, la pratique mais aussi par la critique et la recherche académique.

La question centrale qui sous-tendait toutes les autres questions autour des nouvelles sensibilités théâtrales consistait à interroger la jeune production théâtrale marocaine et ses visées esthétiques. Sommes-nous, se demandaient les conférenciers, en présence d’un «modèle postd ramatique» ou ne s’agit-il en fait que d’un «style postdramatique» ? En d’autres termes, est-ce que nous sommes en face d’un projet théâtral ou d’une esthétique théâtrale prenant en compte les nouvelles données de la postmodernité ?

Pour Hassan El Yousfi, l’urgence est dans la redéfinition des concepts et de l’harmonisation du paysage théâtral dans notre pays, miné par les luttes intestines et le débat oiseux, qu’il faudrait surtout s’armer de «relativisme» pour aborder ce sujet très délicat. Le propos de Mustapha El Haddad apporta un éclairage philosophique tournant autour de la notion de «déterritorialisation», de celle de la «différence et de la répétition» et de «la perte des identités» s’appuyant en cela sur les travaux de Gilles Deleuze.

Deux interventions structurantes auxquelles faisaient écho celles des deux praticiens venus témoigner, chacun de son côté et selon sa sensibilité, du processus de leur création et de la matérialisation des concepts. Abdelmajid El Haouasse explique ce que l’écriture de plateau a apporté à la jeune création théâtrale marocaine en prenant exemple sur son propre travail (dernière création). Quant à Asmae Houri, elle ne s’embarrassa guère de remettre les choses en ordre en insistant sur le rôle du créateur dans la prise de conscience des sujets qui préoccupent la société (le corps par exemple), du rôle que doit jouer l’acte théâtral au sein de la société et par conséquent du choix autant esthétique que thématique dans le processus de création.

On ne sort pas indemne de ce genre de débat quand il s’agit de «nouvelles sensibilités». Il convient de dire en fait que la jeune création théâtrale marocaine, dans sa diversité et ses tâtonnements ne propose pas encore un véritable projet de théâtre après la «perte des identités» et l’abandon d’une spécificité culturelle longtemps abordée par les anciens, que ces «nouvelles sensibilités» n’ont pas encore trouvé une spécificité par rapport aux autres théâtres du monde, qu’elles ne se sont pas encore débarrassées d’une certaine «mimésis», , que la postmodernité n’est encore qu’un « effet de mode» pour certains. Il n’en reste pas moins que cette jeune création théâtrale marocaine supportée essentiellement par les lauréats de l’ISADAC (objet de mon prochain livre) à défaut de porter un projet théâtral, nous propose un projet esthétique. Elle est entrain de transformer par évanescence le paysage théâtral marocain par l’éducation du regard, le traitement de sujets jusque-là tabous (le corps, la femme, la sexualité, les inégalités, etc…).

Ce jeune théâtre porte déjà en lui les stigmates d’un théâtre professionnel de haut niveau à venir, riche, coloré, basé sur la recherche et l’expérimentation et qui se place déjà comme leader dans le concert arabe du moins. Il importe aujourd’hui de veiller à trouver les mécanismes adéquats de formation, d’aide à la création et à la diffusion, la professionnalisation du métier et des infrastructures de base pour en faire une vraie «industrie théâtrale» comme cela est souhaité par le Ministère de la Culture qui organise ce 14 mai un «forum national du théâtre».

Par Ahmed Massaia

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