L’augmentation des taxes sur la cigarette et leur répercussion partielle sur les prix de vente public attisent les mécontentements entre opérateurs et autorités. Rappelés à l’ordre début avril 2019 pour une décision qui devait être mise en application depuis le 1er janvier, les opérateurs semblent faire de la résistance au relèvement des prix. Ceux-ci veulent éviter à tout prix l’effritement de leurs parts de marché, notamment au profit de l’informel, en prenant sur eux d’absorber une part des taxes. Inacceptable pour l’autorité de tutelle qui tient coûte que coûte aux augmentations de prix. Jusqu’où ira ce duel à couteaux tirés…
S’il est deux secteurs que le Ministère de l’Économie et des Finances aime d’un amour fou, ce sont bien l’alcool et la cigarette. Non pas que ces produits soient très appréciés des populations ou qu’ils apportent une valeur ajoutée particulière ; mais parce qu’ils constituent, à eux deux, d’énormes réserves de recettes fiscales. Car, qui irait faire une manifestation pour défendre ces deux produits considérés pour l’un haram, et pour l’autre très nuisible à la santé des fumeurs et des non-fumeurs ? De l’autre côté, les opérateurs de tabac cherchent à préserver leurs parts de marché en essayant au maximum de réduire l’impact de la fiscalité. Le mélodrame de l’augmentation des prix de cigarettes, qui défraie la chronique depuis plusieurs jours, est symptomatique des intérêts contradictoires des deux parties. Il en dit long sur les relations entre les officiels et les opérateurs. Faut-il le rappeler, la taxe intérieure de consommation (TIC) applicable aux cigarettes a été modifiée et le taux minimum de perception passe de 567 dirhams à 630 dirhams pour 1000 cigarettes. Ces montants concernant spécifiquement les marques d’entrée de gamme, comme Marquise. Pour ce qui est des marques premium, le taux de perception au titre de la TIC est passé de 53,6% à 58%. Ces nouveautés devaient se traduire par une augmentation de 2 dirhams pour les marques ou produits à bas coûts et de 7 dirhams pour les marques premium. Mais ces dispositions, censées entrer en application dès le 1er janvier 2019, n’ont été mises en applications que partiellement. Chose qui a suscité l’ire des autorités.
Défiance
Pour remettre tout ce beau monde dans le droit chemin, l’Administration des douanes et des imports indirects a cru nécessaire de publier le 29 mars une circulaire qui apporte des modifications à la liste des prix de vente au public des tabacs manufacturés. En dehors des prix de nouvelles marques homologuées, la liste qui a retenu l’attention est celle consacrée aux augmentations des prix de certaines marques déjà homologuées.
Les marques essentiellement touchées par cette révision concernant les produits déjà existants sont Maghreb, Camel, Davidoff, Marlboro et Winston. Ce rappel n’aura visiblement pas suffi : les marques n’auront pas toutes actualisé leurs prix. Et le bras de fer est relancé entre les deux parties. La commission d’homologation des prix est désormais appelée à statuer sur les marques dont les prix n’ont pas été augmentés ni au premier tour (1er janvier), ni au second tour (1er avril).
Les industriels et distributeurs vont devoir présenter la structure détaillée du prix des produits qui sont restés insensibles aux taxes. L’objectif étant de remettre à plat le système de tarification et de déceler d’autres zones de recettes pour le budget général. Au-delà de cette guéguerre qui oppose les deux parties, il y a lieu de se poser des questions. D’abord, pourquoi l’administration tient-elle tant à ce que les prix soient obligatoirement revus à la hausse, si les prévisions de recettes fiscales (1,2 milliard) ne souffrent pas de la non répercussion des augmentations de taxes ? Car à l’évidence, et selon toutes les indications, certains opérateurs ont opté pour une absorption totale ou partielle de la hausse des prix plutôt que de répercuter la totalité de la hausse sur les prix. D’ailleurs, Abla Benslimane, directrice des affaires générales de Philip Morris au Maghreb (Marlboro, L&M), s’en expliquait auprès d’un mensuel de la place en mars dernier. «Philip Morris Maroc n’a pris que 2 dirhams de l’augmentation qui devrait être de l’ordre de 7 dirhams pour les marques premium (5 dirhams pour les mediums et 2 dirhams pour le bas de gamme). Aucun produit n’a augmenté le prix avec la valeur totale de la taxe», déclarait-elle. La concurrence étant libre depuis la libéralisation, la fixation des prix relève de la prérogative des marques. Et les industriels enregistreraient annuellement des revenus records de plus de 15 milliards de dirhams. Ce faisant, ceux-ci ont préféré contracter leurs marges plutôt que d’augmenter les prix de manière importante et brusque.
Ce qui aurait eu pour effet un reflux de leurs clients et un rejet de leurs produits pour cherté. Cette résistance, vécue telle une défiance n’est pas du goût du ministère de tutelle qui y voit donc des marges importantes sur lesquels sont assis les cigarettiers pour se permettre un tel luxe. À moins que ceux-ci comptent se rattraper sur les volumes ou prévoient carrément une augmentation de la consommation. Il faut garder à l’esprit que si l’augmentation de la taxe, et donc des prix, a pour but d’augmenter les recettes fiscales (11 milliards de dirhams de recettes de TIC en 2018), l’objectif subséquent est de pousser les fumeurs à baisser leur consommation à défaut de l’arrêter complètement.
Une tactique utilisée dans nombre de pays et qui a démontré par ailleurs des résultats probants. Car, le rapporte un confrère, l’État consacre plus de la moitié du budget annuel alloué à la couverture des maladies chroniques aux maladies causées par le tabagisme. Et le tabagisme tuerait quelque 15.000 Marocains par an. Les autorités semblent donc avoir fait leur les propos de Gilles Bazus, directeur général de Philip Morris Maghreb, interpellé par un journaliste sur la toxicité exagérée des cigarettes produites en Suisse et destinées au marché africain lors d’un événement. Celui-ci affirmait alors que «le meilleur moyen pour éviter la toxicité des cigarettes pour les fumeurs est tout simplement d’arrêter de fumer».
Relents d’acharnement ou amateurisme?
Et pour parvenir à ce résultat, le Ministère des Affaires Générales et de la Gouvernance qui voit dans cet entêtement des industriels au refus de répercuter les taxes a décidé de les pousser le plus loin possible à les assaillant de nouvelles taxes. Mais tout cela sent le désordre. Dans d’autres pays, notamment la France qui a adopté la même structure de calcul de la taxe que le Maroc, les augmentations de taxes sont échelonnées sur un certain nombre d’années, donnant ainsi une visibilité aux acteurs du marché. Chose que n’a d’ailleurs pas manqué de rappeler AblaBenslimane dans ce mensuel : «En Europe, il y a des plans (d’augmentation, ndlr) sur cinq ans. Il ne s’agit pas de taxes qui tombent du ciel d’un coup. On ne sait pas quand est-ce qu’elle a été planifiée ni rien du tout. Les augmentations doivent être régulières et pas agressives». Pour exemple, un calendrier des augmentations est communiqué sur le marché français. Après une révision du prix des cigarettes comprise entre 50 et 60 centimes d’euros le 1er mars dernier, le calendrier prévoit une augmentation de 50 centimes en novembre prochain, de 50 centimes en avril 2020 et de 40 centimes en novembre 2020. D’ailleurs depuis trois ans, le coût du tabac a progressé de près de 50% dans le cadre de la lutte contre le tabagisme.
L’objectif du gouvernement français étant d’arriver, en 2020, à un prix moyen de 10 euros pour le paquet de 20 cigarettes, permettant de limiter la consommation de tabac en France. Face à cette planification ailleurs, les sautes d’humeur des autorités de tutelle marocaines ressemblent plus à de l’amateurisme et du bricolage plutôt qu’à un travail bien pensé. Toutefois, cet acharnement des autorités à augmenter de manière importante les taxes et d’un seul coup pose question sur la réalité de la libre fixation des prix. Pourquoi les opérateurs ne seraient-ils pas libres de fixer leurs prix et de rogner leur marge s’ils le veulent et à condition qu’ils ne vendent pas à perte ? Ici, on avance même des soupçons de dumping, avec des opérateurs qui vendraient leurs produits à des prix inférieurs à la somme des droits et taxes. En contradiction avec la loi sur le tabac. Chose qui reste à prouver et que la communication d’homologation des prix est chargée de découvrir. En attendant de prouver ces infractions, les opérateurs contre-attaquent en avançant des arguments qui, ils le souhaitent, feront mouche.
L’argument de l’informel et des recettes en moins
Et sur toutes ces questions, seule la Société Marocaine du Tabac (SMT) s’est réellement et publiquement exprimée. L’étrange silence des autres opérateurs donne à réfléchir. Mais le son de cloche est le même aussi chez la SMT et les commentaires anonymes de sources : cette augmentation frénétique des taxes pourrait détourner les consommateurs vers la contrebande et l’informel, et de fait entraver les recettes fiscales. «Cette hausse brutale risque de ruiner les efforts du gouvernement qui a ramené la part du marché illicite à un taux acceptable de 3,73% du marché total des cigarettes vendues au Maroc», rappelle-t-on dans le secteur. L’administration des douanes s’est empressée de balayer cet argument de la contrebande, pour couper l’herbe sous le pied des opérateurs. Pour celle-ci, ce risque est minime puisque la douane a pris des mesures drastiques ces dernières années pour lutter contre la cigarette de contrebande avec des résultats probants. Pour rappel, la part de la contrebande est passée de 12,48% en 2015 à 7,46% en 2016 puis à 5,64% en 2017 avant de s’établir à 3,73%. Un autre risque inhérent à l’informel est relevé par les entreprises de tabacs : celui de voir proliférer la vente à l’unité. D’autant plus que “les vendeurs de cigarettes au détail ne respectent aucune norme d’hygiène ; ce qui constitue un danger réel pour la santé du consommateur“, avancent-ils. Comme si la toxicité et la nocivité de la cigarette en soi pour la santé était préférable…
Les messages subliminaux de la SMT
L’unique producteur de tabacs manufacturés au Maroc, qui a été dépouillé de certaines licences de distribution à la libéralisation, n’a pas manqué d’exprimer le fond de sa pensée. Avec un chiffre d’affaires qui est passé de 11,5 MMDH à 6,7 MMDH et un résultat qui a chuté de 1 MMDH à 145 MDH entre 2014 et 2018, la Société Marocaine du Tabac qui voit ses chiffres fondre depuis lors met en garde. Mais de manière subtile. Dans un entretien accordé au quotidien Les Inspirations Eco, l’entreprise revient sur les effets de cette taxation à outrance sur l’amont agricole. D’abord, en rappelant qu’il est le seul opérateur à produire localement. Puis, «nous avons été contraints de procéder au redimensionnement de l’activité du pôle manufacturing, à la fois en termes d’engagement vers l’amont agricole et au sein de l’outil industriel, au regard de l’évolution préoccupante du secteur des tabacs manufacturés au Maroc». Car, «d’une part, la hausse de la taxation des cigarettes et la hausse des prix qui en découle impacte plus fortement les consommateurs à faibles revenus de ses marques historiques Casa, Olympic ou Marquise». Des marques qui représentent une importante partie des débouchés de la filière et de l’outil industriel marocain. Lire simplement : si vous continuez de nous taxer a gogo, vous allez finir par mettre les tabaculteurs au chômage. Comme Centrale Danone l’année dernière qui a usé de l’argument de la perte d’emplois dans l’amont agricole pour essayer de décourager le boycott, la SMT emploie la même tactique. Seulement, paiera-t-elle?
De la lutte contre le tabagisme
L’augmentation des prix de la cigarette a toujours été une arme utilisée dans nombre de pays pour lutter contre le tabagisme. Avec des résultats généralement probants. En France, le bilan 2018 de l’Observatoire national des drogues et des toxicomanies avance que 3,4 millions de fumeurs ont eu recours aux traitements de sevrage tabagique contre 2,7 millions en 2017. Preuve d’une certaine efficacité des mesures mises en place. Aux Etats-Unis, les autorités sanitaires ont annoncé en novembre 2018 que le nombre de fumeurs avait atteint 14% de la population, son plus bas niveau historique. L’augmentation du prix du tabac fait aussi baisser le nombre de consommateurs de cigarettes électroniques, par exemple beaucoup moins important dans le Delaware (2,7%) que dans l’Oklahoma (10,3%).
Soumayya Douieb