Un monument de la tradition orale investit le numérique

Hemmou Ounamir, légende amazighe

Par : Al Mustapha Sguenfle (MAP)

Profondément ancrés dans l’histoire, les mythes marocains constituent un legs dont l’apport peut s’avérer particulièrement précieux en ces temps marqués par les multiples restrictions entraînées par la pandémie de la Covid-19. En effet, les constructions imaginaires que représentent les mythes peuvent combler ce qui peut manquer en temps de confinement.

A titre d’exemple, le mythe Hemmou Ounamir peut servir de porte d’entrée vers des univers qui s’étendent au-delà des frontières matérielles, tout en renseignant sur la richesse de la culture marocaine et les rapports que les Marocains ont entretenus avec les autres nations.

Un mythe marocain aux analogies méditerranéennes

Il existe plusieurs versions du mythe de Hemmou Ounamir, la plus célèbre raconte l’histoire d’un garçon nommé Hemmou Ounamir, dont la beauté séduit une Tanirt (ange ou fée selon les versions). Celle-ci lui rend visite la nuit et lui enduit la main de henné durant son sommeil. A son réveil, Ounamir découvre la tache du henné sur sa main, et décide d’en parler au Taleb (maître) de l’école coranique qu’il fréquente. Grâce à une ruse mise au point par le Taleb, Ounamir veille la nuit et réussit à capturer Tanirt, qui accepte de l’épouser à condition qu’il lui aménage un logis secret.

Mais un jour, la mère du protagoniste tombe sur la clé dissimulée de la chambre de Tanirt et viole l’espace interdit, suite à quoi la fée s’envole vers le septième ciel.

Ounamir chevauche son cheval et part à la quête de sa bien-aimée. Il rencontre un Iguider (aigle mythique) qui le portera dans un voyage céleste jusqu’au septième ciel, afin de retrouver Tanirt. Pour ce faire, Ounamir va devoir consentir un sacrifice : il doit égorger son cheval et le découper en sept morceaux pour nourrir l’aigle.

Chemin faisant, il fait tomber le dernier morceau de viande et le remplace par un morceau de sa propre chair.
Hemmou retrouve au final sa bien-aimée au septième ciel. Pour rester auprès d’elle, il devra respecter une condition : ne jamais soulever une pierre de la dalle. Le jour de la fête du sacrifice, Hemmou se laisse emporter par la nostalgie, il brave l’interdiction et soulève la pierre. En regardant par le trou, il aperçoit sa mère et est bouleversé par ce qu’il voit : devenue aveugle à force de pleurer son départ, la vieille femme tient un bélier sans personne pour exécuter le sacrifice rituel, et appelle désespérément son fils.

Hemmou se jette alors hors du ciel pour revenir sur terre, mais son corps se dilue dans l’espace. Deux gouttes de son sang atteignent la terre, la première redonne la vue à sa mère tandis que la deuxième immole la bête.
Ce mythe amazigh présente des analogies avec la mythologie grecque, notamment l’histoire du couple d’Eros-Psyché ou celui d’Orphée-Eurydice. Ces deux exemples ont en commun avec le mythe de Hemmou Ounamir le fait qu’un humain affronte les forces de l’au-delà au péril de sa vie pour retrouver l’amour de sa vie.

Cet affrontement passe par un mouvement d’ascension appelé «Anabase» qui transcende le réel et le matériel.
Un tel mythe, en plus de sa dimension artistique incontestable -liée au récit en lui-même-, se double d’une dimension esthétique qui se rapporte à la créativité de sa réception par le lecteur ou l’auditeur. Dans ce sens, il est impossible de prétendre qu’un récit dispose d’un nombre limité d’interprétations. Chaque lecteur ou auditeur est en mesure de produire un ou plusieurs sens selon son entendement et son propre système référentiel.

Des fonctions sociales et existentielles

Le mythe de Hemmou Ounamir remplit plusieurs fonctions. Selon Najate Nerci, enseignante-chercheuse à l’université Hassan II-Casablanca, ce conte a été investi pour «expliquer le rapport à la mère à l’instar du mythe grec Œdipe, figurer une éthique sociale de la promesse et de la parole, sonder les questions existentielles de l’être humain, interroger le rapport à la terre et à l’identité, et examiner le cheminement du mouvement culturel amazigh».

Dans un entretien avec la MAP, Mme Nerci explique que ce mythe a connu de multiples transcriptions. D’abord par les berbéristes (Stumme en 1895, Laoust en 1918, Justinard en 1925, Leguil en 1949, Roux en 1949), puis dans la transcription marocaine d’Amzal en 1968.

Par la suite, il a fait ses passages à l’écriture moderne (Bourass en 1991, Aassid en 1999), son entrée en littérature (dans trois romans de Khaïr-Eddine : «Corps négatif» en 1968, «Le Déterreur» en 1973, et «Légende et vie d’Agoun’chich» en 1984), à la poésie, à la nouvelle, au théâtre, au cinéma, au discours politique et à la psychanalyse.

L’ensemble de ces versions, variantes, réécritures et lectures, transformations et passages de l’oral à l’écrit, d’un genre littéraire à un autre, d’un registre de discours à un autre et d’une lecture à une autre «ont permis un nouvel éclairage du fonctionnement du mythe», fait valoir Mme. Nerci. «La vitalité de ce mythe jusqu’à ses silences ont offert une matière fertile à toutes les réécritures, les genres et les discours», note-t-elle.

La préservation de ce patrimoine immatériel fait face à des défis inédits, car aujourd’hui, dit l’universitaire, «nous sommes confrontés à un nouveau contexte, qui remet en cause le dynamisme de la reproduction de la tradition orale, et génère des ruptures cruciales dans sa production, sa gestion et sa transmission aux générations présentes et futures». Partant de ce constat, Najate Nerci plaide pour le recours aux nouvelles technologies afin d’assurer la préservation de la tradition orale nationale.

La révolution numérique au service de la tradition orale

«La préservation de la tradition orale requiert la participation des nouvelles technologies de l’information dans la conservation, l’exploitation, la diffusion, la reproduction et l’archivage des supports obtenus grâce à la collecte», souligne la spécialiste des questions de l’imaginaire dans le discours.

A ce titre, elle pense qu’un regain d’intérêt pour la tradition orale dans les pays du Sud en particulier devra s’accentuer dans les années à venir, stimulé par «le phénomène de globalisation-mondialisation, qui conduit de plus en plus les communautés ethno-linguistiques à être convaincues de l’urgence de la conservation de leur identité, en accordant une attention singulière à leur patrimoine propre».

«Les nouvelles technologies de l’information sont incontournables dans cette entreprise», met-elle en avant, notant qu’outre les potentialités prodigieuses fournies par le numérique, il existe également la fidélité du produit, et l’existence de nouveaux supports de grandes capacités de stockage et de grande résistance.

Elle considère que le numérique «figure une sorte d’accommodement dynamique de la tradition orale dans sa concurrence avec l’écrit, et qu’il peut lui assurer une large diffusion qui ne reconnaît pas les frontières géographiques réelles».

Un avis partagé par Rachid Bouksim, directeur artistique du Festival International Issni N Ourgh du film amazigh, qui s’est mis à l’œuvre dès les premiers mois du confinement pour assurer la présence du mythe amazigh dans la sphère virtuelle.

Pour ce faire, il a choisi de s’appuyer sur les réseaux sociaux afin de garantir une plus large diffusion de la légende de Hemmou Ounamir, entre autres contes puisés du répertoire amazigh.
Dans une déclaration à la MAP, M. Bouksim revient sur la genèse de l’idée. A l’annonce de la tombée du confinement, raconte-t-il, il a choisi de rentrer à son village situé à proximité de Sidi Ifni, où l’idée lui a traversé l’esprit.

«Comme je m’attendais à ce que le confinement se prolonge, je me suis dit qu’il me fallait un rythme pour ne pas tomber dans l’ennui. Je me suis adressé à plusieurs personnes pour réfléchir à une autre façon de raconter nos récits et contes, et j’ai consulté à ce sujet des personnes de ma famille, ainsi que ma mère et ma grand-mère», relate-t-il.

Il a ainsi entamé l’expérience de raconter le mythe via la plateforme Facebook, sur laquelle il a partagé une première capsule qui lui a valu plusieurs expressions d’appréciation et d’encouragement.

Rachid Bouksim n’a pas eu recours aux graphismes. Il dit avoir choisi de raconter le mythe de Hemmou Ounamir sans accompagner la narration de dessins ni d’animations, partant de son souhait de préserver ce qu’il considère comme la finalité même du conte.

«L’objectif du conte consiste, pour le récepteur, à écouter tout en capturant les images, et pour le narrateur, à stimuler l’imagination de celui qui l’écoute», juge-t-il.

Raconter des mythes amazighs comme celui de Hemmou Ounamir équivaut à relater des valeurs humaines et universelles que les Marocains partagent avec les autres cultures et nations, notamment celles du pourtour méditerranéen, estime-t-il.

En somme, le recours aux nouvelles technologies d’information et de communication s’avère vital à la préservation et la propagation du patrimoine immatériel marocain. Cette entreprise s’avère équitable pour un mythe comme celui de Hemmou Ounamir, que Najate Nerci considère, à juste titre, comme «le récit le plus important et le plus marquant de la production fictionnelle du patrimoine culturel amazigh».

Le passage de la mythologie marocaine à l’univers virtuel l’intègre dans une nouvelle ère qui introduit les nouvelles générations de marocains à une partie longtemps méconnue de leur propre patrimoine, tout en consacrant la reconnaissance de la richesse de ce patrimoine jusqu’à l’échelle internationale.

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