Mokhtar Chaoui, écrivain
Il est intéressant et surtout très instructif de lire de temps à autre des textes qui nous apprennent des choses sur nous-mêmes, notre littérature et/ou notre Histoire. Le roman historique, s’il est bien mené, c’est-à-dire, si l’auteur prend la peine de bien se documenter, de bien agencer les événements, de bien mêler l’historique au fictionnel, donne souvent des textes majeurs.
Il est à remarquer que peu d’écrivains marocains s’intéressent au roman historique, pourtant ce ne sont pas les événements, encore moins les personnalités, ayant l’étoffe de héros, qui manquent au Maroc. Il est donc plus que temps de dépoussiérer notre Histoire et de sortir des ornières de l’oubli des gens qui méritent qu’on leur consacre des livres.
Le Dr. Mhamed Lachkar qui a renoué depuis quelques années avec sa deuxième passion : l’écriture, après avoir consacré plus de 40 ans de sa vie à la chirurgie qu’il pratique toujours à Tanger, a compris cela et nous a déjà présenté deux romans historiques : Sur la voie des insoumis en 2015 et Cette guerre n’était pas la nôtre en 2018. Cette fois-ci, il nous revient avec un récit captivant qui retrace la vie d’un des hommes forts d’Abdelkrim Khattabi, un homme qui a une double nationalité, polyglotte, qui menait une vie de dandy et qui a décidé un jour de rejoindre les résistants du Rif et de contribuer aux efforts de Libération et de naissance de la République du Rif. Il a été de toutes les tractations, surtout entre le Fquih (c’est comme cela qu’on surnommait Khattabi) et les Français. Il est aviateur, fondateur des forces aériennes et de l’appareil du renseignement de ce qu’on nommait la « République du Rif », adjoint d’Azerkane qui occupait le poste de ministre des affaires étrangères et avec qui il ne s’entendait pas du tout. Il s’agit bien entendu du Caïd Haddou Ben Hammou Lakhal. Un personnage haut en couleur qui mérite plus d’un livre.
À ce jour, seules deux œuvres ont été consacrées à Caïd Haddou, l’une est l’essai historique de l’académicienne hispano-franco-américaine, Maria Rosa de Madariaga, intitulé Aventures et mésaventures du Caid Hadou Ben Hammou (Edition, Tifraz-Narif, Tétouan, 2021), l’autre est le roman de Dr. Lakhkar qui porte le titre de L’exilé du Mogador (Frères Slaiki Éditions, Tanger, 2021).
Dans ce texte qui est construit tel un journal intime, l’auteur semble avoir préféré s’effacer devant son personnage et se laisser guider par lui. Caïd Haddou décide de prendre son destin en main et de nous narrer sa vie pendant la guerre du Rif, puisque, semble-t-il, les historiens l’ont exclu du groupe qui a accompagné l’Émir Khattabi. Le récit se focalise donc sur cette période riche en événements, qui va de 1921 à 1926 et qui aurait pu changer la géopolitique de la région si la résistance rifaine avait vaincu et si Abdelkrim Khattabi avait fini par fonder sa république.
Le roman-historique-journal commence en 1948 à Mogador, là où Caïd Haddou a été placé en résidence surveillée après sa capture par les autorités françaises, le 27 mai 1926. Par un procédé de feed-back qui nous projette 40 ans en arrière, le lecteur découvre en même l’histoire personnelle du Caïd Haddou et celle collective de la région du Rif. Sous le regard du narrateur-personnage, regard qui est d’une partialité qui prête parfois à discussion, nous découvrons la vie de privation que menaient les Rifains sous la colonisation espagnole, les multiples conflits entre les tribus qui n’en finissaient plus et qui les empêchaient de se rallier contre le véritable ennemi, la tribu des Bakkiouas qui vivait surtout de piraterie et de contrebande, la séparation forcée à un âge très précoce du Caïd Haddou avec sa mère qu’il ne verra plus, le débarquement à Alger où il est arrivé «comme un fugitif perdu» (p. 39), la jeunesse passée à Alger et à Port-Say qui « était emportée par la passion de l’aventure et du plaisir » (p. 43), son engagement dans l’armée de l’air française, etc… jusqu’à ce que son oncle vienne le chercher en 1921 et lui demande de rejoindre la résistance rifaine dans le but de chasser les Espagnols et de contribuer à la proclamation de la République du Rif.
Adieu les années d’insouciance ; bonjour celles des responsabilités, mais aussi des rivalités, surtout avec Azerkane que Haddou ne porte guère dans son cœur. Les deux hommes seront souvent en désaccord quant à la façon de gérer les dossiers. Plusieurs passages reviennent sur leurs mésententes que le lecteur découvre toujours sous le regard de Haddou ; jamais sur celui d’Azerkane. D’ailleurs, aucun autre personnage dans le roman, même Khattabi en personne, ne s’exprime en son nom propre. Tous les protagonistes sont présentés, décrits et jugés par le personnage-narrateur qui n’est autre que Caïd Haddou. Chose qui constitue un parti pris contestable, car trop subjectif. Les exemples de cette subjectivité ne manquent pas, comme lorsque Caïd Haddou juge Khattabi et estime que ce dernier aurait dû ne pas vite se soumettre et surtout ne pas attribuer la défaite à la volonté d’Allah, alors qu’il savait que c’était cela ou permettre le massacre de toute la population rifaine.
«Avait-il encore le temps qu’il faut, la patience nécessaire pour leur énumérer les lacunes, les failles, les erreurs, les dépassements et dérives, ni les raisons de cette défaite annoncée ? Tourmenté et secoué par ces bouleversants événements, il devait se contenter de justifier sa décision par la volonté du Créateur qui en avait décidé ainsi (…) Ce qui m’intrigua le plus, c’était la rapidité avec laquelle l’Émir s’est résigné à mettre bas les armes, à s’avouer vaincu et se soumettre aux français » (331). C’est le cas aussi dans tous les propos qui stigmatisent Azerkane et le présentent comme un homme jaloux de ses pouvoirs, colérique, méfiant, sournois et qui ne cherche que ses intérêts personnels…
De notre point de vue, on peut approcher le livre de deux façons : la première est celle qui cherche à rétablir la vérité historique. Dans ce cas, puisqu’il s’agit d’un roman historique qui réécrit l’Histoire et réhabilite un personnage, il aurait été plus efficace que l’écrivain Lachkar prenne les rênes de la narration afin de donner la parole à tous les protagonistes et de rendre le récit plus crédible, car l’auto-réhabilitation faite par le Caïd Haddou lui-même pèche par manque d’objectivité. La deuxième approche est celle qui privilégie la dimension littéraire et se soucie peu de la véracité des événements historiques. Dans ce cas, le recours au roman-journal et le choix du narrateur-personnage n’est pas dénudé d’intérêt, car il nous permet de pénétrer dans la psychologie du Caïd Haddou, d’apprivoiser la complexité de sa personne et de voir comment les envies, les ambitions, les principes, les peurs, les victoires et les défaites peuvent changer la destinée d’un homme ; même si, cela va sans dire, derrière la voix du Caïd Haddou, il y a celle, cachée, de l’écrivain qui semble avoir à cœur de couvrir ce Caïd d’une étoffe de héros.
Quoiqu’il en soit, Avec L’exilé du Mogador, nous avons affaire à un vrai roman historique où se mêle savamment Histoire et littérature. Il est clair que l’auteur a effectué un travail de documentation considérable, complété par un vrai souci d’imagination et un agencement narratif très réussi, puisque le roman nous capte du début jusqu’à la fin, malgré ses 357 pages, en grand format et en petits caractères.
L’Histoire est le professeur de l’humanité et sa mémoire. Elle nous aide à comprendre comment nos sociétés sont arrivées à leur organisation actuelle. Étudier l’Histoire, c’est interroger le passé pour nous aider à comprendre le présent et contribuer à préparer l’avenir. La littérature, elle, est l’âme de l’humain, elle aspire à un idéal de beauté qu’elle nous transmet à travers des œuvres écrites par des gens passionnés. Et ce n’est pas la passion de réécrire l’histoire du Rif qui manque à L’auteur de L’exilé du Mogador.
Alors lisons, lisons, lisons… pour redécouvrir et réécrire notre histoire.