Par Jean Zaganiaris*
Qu’est-ce que la pop philosophie ? Comment peut-on la pratiquer ? Comment fait-elle sens aujourd’hui ? L’ouvrage de Francis Métivier Pop Philo Stories (Armand Colin, 2020) montre avec profondeur et humour que la philosophie ne renvoie pas seulement à des idées abstraites et figées dans le temps mais à des expériences vécues, à des pratiques et à un rapport spécifique au monde.
Plutôt que de parler de Pop philosophie, Francis Métivier a décidé de la pratiquer à travers les différentes stories qui jalonnent son livre – des stories analogues peut-être aux plateaux évoqués par Gilles Deleuze, qui a initié le terme «Pop philosophie», et Félix Guattari au cours des années 80: «Ces stories ont pour but, à la fois, de renouveler le questionnement philosophique au regard de notre actualité culturelle et sociale et, dans l’autre sens, d’interroger les tendances d’aujourd’hui par les yeux et les concepts des philosophes, d’examiner les fondements philosophiques de nos objets et pratiques contemporaines» (p. 7).
L’ouvrage commence très fort. Dans la première story consacrée à l’art, Kant tombe amoureux de Lady Gaga qui bronze au bord de la piscine après s’être fait critiquée par Socrate au sujet de son art. Toutefois celle-ci lui préfère Schopenhauer qui la comprend et la décrit beaucoup mieux que l’auteur de la Critique de la raison pure. Ensuite, Hegel, Bachelard et Sartre s’affrontent à Top Chef autour du «temps» et de la «conscience» et finissent par se balancer à la figure de la croustade de crustacés ou de la tête de veau (je vous laisse imaginer ce que cela peut donner avec la barbe de Bachelard). Dans ce livre, on peut aussi pédaler avec Nietzsche ou courir avec Spinoza, écouter Kierkegaard et Freud autour du burn out, lire Marx dans le contexte des Gilets Jaunes, démolir les théories du complot avec Popper, Kant et Socrate.
La force du livre de Francis Métivier est de s’adresser à une multiplicité de public sans lâcher la rigueur philosophique. Le livre peut intéresser des professeurs de philosophie, des élèves de terminales (on y retrouve des notions du bac), des gens qui apprécient la philo et ont envie de s’y mettre, sans forcément être des experts. Le ton accessible et humoristique de l’ouvrage est sans doute la meilleure clé pour s’y plonger et réfléchir avec tous ces auteurs sur notre monde contemporain, sur ce qui se passe sous nos yeux.
Nous avons eu deux stories coup de cœur en refermant le livre de Francis Métivier. La première s’intitule «Le bonheur et la liberté : Perdons-nous notre liberté quand nous sommes accros aux séries ?». Le passage où Emilie Clarke, actrice dans Game of Thrones, déclare son enthousiasme à Gille Deleuze après avoir lu ses deux livres sur le cinéma est de toute beauté. Selon elle, il aurait donné à l’humain une liberté nouvelle dont il ne mesure pas la portée : «Toute créativité inédite n’est-elle pas chez l’artiste la preuve d’une liberté nouvelle de l’imaginaire et de la conscience ? Et cette liberté nouvelle ne retentit-elle pas dans l’esprit du spectateur et même dans sa vie?» (p. 31). En lisant ce passage, nous avons beaucoup pensé au film de Woody Allen Un jour de pluie à New-York et à tous les plans d’immanence qu’il met en avant. Si l’on utilise cette démarche à bon escient, être libre au sens de faire ce qui nous plait peut-être une forme d’éthique dont il faudrait mesurer l’implication! Ce n’est pas Isaiah Berlin qui dirait le contraire!
L’autre story coup de cœur s’intitule «Le langage : un texto plein de fautes en dit-il plus qu’un long poème bien écrit ?». A l’occasion de son douzième anniversaire, les parents Wittgenstein offre à leur fille un téléphone portable. Lors de l’échange que le père a avec sa fille, la problématique est posée: le smartphone est-il un outil d’uniformisation et de standardisation de l’esprit, voire de crétinerie, ou bien, compte tenu du fait que tout le monde en ait un, il s’agit d’un intéressant vecteur de socialisation, voire d’une nouvelle forme d’intelligence ? L’histoire se poursuit en trois parties. Lorsque Ludwig Wittgenstein amène sa fille à une conférence de Hegel, il entend qu’à première vue le téléphone portable incarnerait la pauvreté de l’esprit parce qu’il écrit en abrégé, assume les fautes d’orthographe et – pourrait-on rajouter – communique même avec l’absence de mot puisque l’on peut répondre avec des pouces ou des smileys.
Toutefois, en allant voir ensuite Jankélévitch qui donne un concert au sein duquel il reste immobile devant un piano pour montrer que l’important n’est pas ce que l’on «entend» mais ce que l’on «comprend» (p. 170), Wittgenstein s’aperçoit que la thèse de Hegel ne tient pas la route. Le silence peut en effet faire comprendre beaucoup plus de choses que les mots, aussi parfaits soient-ils. Au final, lorsqu’ils se retrouvent au restaurant avec sa fille, après la conférence et le concert, Wittgenstein lui parle de ses Leçons sur l’esthétique et conclut qu’un texto avec des emojys, même s’il contient des fautes d’orthographe, peut-être beaucoup plus expressif qu’un long poème très bien écrit. Il n’y a pas forcément besoin de mot pour exprimer une pensée, le dessin y arrive tout aussi bien.
Dans un contexte aussi compliqué que le nôtre, ce courant d’air pur dans des pièces sentant parfois le renfermé est plus que salutaire et rappelle qu’avant d’être une forme de pensée logique et cohérente la philosophie est un mode de vie, une expérience à vivre au sein de notre monde contemporain.
*professeur de philosophie au lycée Descartes de Rabat