Éducation & transformation numérique
Najib Amrani
À l’heure où l’intelligence artificielle redéfinit les priorités éducatives à l’échelle mondiale, le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) appelle à une refonte urgente des programmes scolaires. Le député Mohamed Aouad plaide pour l’intégration de l’informatique comme matière principale, jugeant essentiel d’armer les jeunes face aux défis technologiques. Dans le même élan, un débat organisé au siège du PPS a souligné les opportunités offertes par l’IA dans l’éducation, mais aussi ses risques : perte de créativité, dépendance aux technologies, menaces sur la souveraineté numérique. Experts et acteurs politiques convergent : sans stratégie nationale ni cadre juridique clair, le Maroc risque de rester simple consommateur de cette révolution. Il est temps de former, de protéger et d’innover.
Il fut un temps où lire, écrire et compter suffisaient à faire un citoyen éclairé. Mais ce temps-là est révolu. Aujourd’hui, une nouvelle grammaire s’impose à l’humanité : celle des données, des algorithmes, de l’intelligence artificielle. Ce n’est plus seulement une affaire de chercheurs ou d’ingénieurs : l’IA irrigue la santé, la justice, la finance, l’agriculture, les transports, l’art, et surtout, l’école.
Car il y a urgence : non seulement à comprendre cette technologie, mais à l’enseigner. Non pas à l’université, dans les hautes sphères de la recherche, mais dès le plus jeune âge, là où se construisent les réflexes, les imaginaires, les vocations. Ceux qui domineront demain sont ceux qui auront appris tôt à dialoguer avec les machines. Et l’école est, ou devrait être, le lieu de cette initiation.
Certaines nations l’ont compris. Elles n’ont pas attendu que l’IA devienne un phénomène de société pour agir. Elles ont fait de son enseignement une priorité stratégique. Pas dans les discours, mais dans les actes. Elles forment des enseignants. Elles conçoivent des programmes. Elles investissent dans des outils. Et surtout, elles prennent les enfants au sérieux. Elles considèrent qu’à six ou sept ans, on peut tout à fait comprendre ce qu’est un algorithme, manipuler un robot, créer une animation avec un langage de programmation simple. Ces pays-là ne veulent pas seulement consommer l’intelligence artificielle ; ils veulent la produire.
Et chez nous ? Chez nous, le débat reste souvent piégé entre folklore technologique et inertie administrative. On aime les acronymes IA, TIC, STEM, EdTech… mais on rechigne à leur donner corps dans les salles de classe. On installe des écrans plats sans former les maîtres. On crée des plateformes numériques sans s’assurer qu’elles soient accessibles dans les écoles rurales. On lance des projets pilotes sans jamais les généraliser.
La fracture numérique, on la décrit volontiers en termes d’équipements. Mais elle est, d’abord, une fracture de vision. Enseigner l’IA dès le primaire n’est pas une lubie futuriste. C’est une nécessité pédagogique, une urgence sociale et un impératif géopolitique. Dans un monde où les modèles d’intelligence artificielle deviennent de nouveaux instruments de puissance, rester à la traîne revient à abandonner une part de notre souveraineté. Et cette souveraineté commence par l’éducation.
C’est là que le bât blesse. Nos systèmes éducatifs restent souvent figés dans une logique d’après-guerre, conçus pour des économies industrielles, et non numériques. On y apprend encore des savoirs qui, pour être nécessaires, ne sont plus suffisants. On y enseigne l’ordinateur comme on enseignait jadis la machine à écrire : comme un outil extérieur, pas comme un langage à apprivoiser. L’intelligence artificielle, elle, reste à la porte de l’école. On en parle parfois, mais on ne l’enseigne pas. On la redoute souvent, mais on ne la comprend pas.
Or, ne pas enseigner l’IA, c’est condamner nos enfants à la subir. C’est leur interdire de participer à la grande conversation technologique qui façonne le monde. C’est les vouer à n’être que des utilisateurs passifs, des consommateurs de solutions conçues ailleurs, par d’autres, selon d’autres logiques, d’autres valeurs. L’enjeu n’est pas simplement économique, il est aussi culturel, éthique, démocratique.
Celui qui programme, décide. Celui qui ne comprend pas, obéit.
Mais comment enseigner l’intelligence artificielle à des enfants ? Avec quels outils ? À travers quels contenus ? La bonne nouvelle, c’est que les réponses existent. Elles sont là, dans les expériences pionnières menées un peu partout sur la planète. On sait aujourd’hui adapter les grands principes de l’IA — reconnaissance de formes, logique conditionnelle, apprentissage supervisé — à l’univers des plus jeunes. On peut initier un enfant de huit ans à la pensée algorithmique comme on l’initie à la grammaire ou à la géométrie. On peut coder un jeu, programmer une chanson, créer une histoire interactive. L’IA devient alors un terrain de jeu créatif, un moyen d’expression, un outil de compréhension du monde.
Mais pour cela, il faut un plan. Une vraie vision. Une stratégie éducative qui ne se contente pas d’ajouter des gadgets au programme, mais qui refonde l’approche pédagogique en profondeur. Il faut aussi une volonté politique. Former les enseignants. Repenser les curricula. Doter les écoles. Et surtout, croire que nos enfants en sont capables.
Cela implique de rompre avec une certaine paresse stratégique. Trop souvent, on attend qu’une directive vienne d’en haut, ou d’ailleurs. On copie-collons des modèles sans les adapter. On expérimente à petite échelle sans jamais changer d’échelle. On parle beaucoup de « réforme », mais on agit peu. Pourtant, la vraie réforme, la seule qui vaille, commence par un changement de regard : sur les élèves, sur les professeurs, sur la technologie.
Il ne s’agit pas de transformer nos enfants en petits ingénieurs ni de transformer l’école en start-up. Il s’agit de leur donner les clés de compréhension du XXIe siècle. De faire de l’intelligence artificielle un objet d’apprentissage, pas une boîte noire. De permettre à chaque élève, quel que soit son milieu, de ne pas être exclu de la révolution en cours.
L’école a toujours été en retard sur son époque. Ce n’est pas nouveau. Mais aujourd’hui, le rythme des mutations est tel que ce retard devient dangereux. Il ne s’agit plus de quelques années, mais de générations sacrifiées. Si nous n’agissons pas maintenant, nous serons bientôt condamnés à demander aux autres la permission de comprendre.
Et nos enfants, au lieu d’écrire le monde, se contenteront de cocher des cases. En chinois, peut-être.