Lire Zabor

Abdelmajid Baroudi

Lire Zabor(1), le dernier roman de Kamel Daoud (1), est en quelque sorte  reporter la notion de l’écriture telle que l’auteur l’a annoncé au début de son roman jusqu’à ce que  la fiction se déploie et  l’imagination s’éclate devant  ce flux  métaphorique où la calligraphie essaye de prendre le dessus  afin que le corps, à son tour, esquive l’éphémère. Zabor est donc  un délire  conscient dont la portée questionne la métaphysique et inverse le sens de la légende.  Au début, c’était la question dont  la doxa, happée par la ruse de l’histoire, n’a jamais saisi le contexte.  A qui tu racontes ton Zabor, Daoud?

A la fin, le conte se transcrit pour qu’Ismail  devienne  révélation en quête d’une illusion  que le corps tient  à réfuter, celle de  vaincre la mort par l’écriture. Face à l’ébranlement du système avec lequel la logique et la raison  combattaient  la réalité, il ne reste plus qu’un remède qui peut au moins calmer la souffrance d’Aboukir, reporter sa souffrance de ce petit patelin, et lui écrire. Il se trouve que Kamal Daoud a déjà enquêté sur la mort dans ce premier roman(2). Ce qui fait que  cette problématique le taraude depuis longtemps. Sauf que dans Zabor, la mort  s’arrache à la loi  de la nature. La notion de mort comporte une signification dont le religieux s’articule avec l’existentiel.

Du coup, l’écriture  endigue la mort  et rend à l’éternité son sens terrestre. Ismail, n’a-t-il pas échappé à la mort ? Autant partager avec l’autre cette chance de vivre qu’Ibrahim voulait ôter à son fils. En ce sens, se venger de la mort par l’écriture, c’est assigner à la symbolique de tuer une connotation  non seulement de  vie, mais aussi de ressemblance  que le livre  sacré évoque par rapport à  Aissa, Jésus. Ils ne l’ont ni tué, ni crucifié. 

Et pourtant l’agonie d’El Hadj Brahim n’a pas porté la signature du talisman, malgré le rythme accéléré de l’écriture à l’image du vent qui souffle accompagné du sable  en signe de prémisses annonçant  l’arrivée de l’heure : la fin du monde. S’agit-il d’une double vengeance ? Celle de la nature et d’un destin cicatrisé, incapable d’affronter l’ici, en attente d’une justice métaphysique  indiquant le point de départ et celui  du retour. Et puis, l’existence n’est qu’accidentelle.

Aboukir s’identifie à l’ile où Robinson Crusoé  acculture la nature. Le perroquet est son interlocuteur averti. Toutefois, l’autre n’est plus comme une composante du monde extérieur. Il est autrui car il porte les mêmes caractéristiques d’un être parlant. L’oiseau parle et communique sa  sociabilité comme l’eucalyptus de ce petit village qui  atténue la chaleur d’été et protège sous ses racines les écrits énigmatiques d’Ismail. Il fallait donc aller chercher cette confiance que le lien familial a perdue, auprès d’un autre autrui susceptible de garder le secret de l’écriture.

Zabor n’a  qu’un seul but, combattre la souffrance et endurer l’espoir. Seuls, les caroubiers et les figues de barbarie peuvent  sauvegarder l’éternité  de la calligraphie. Leur silence naturel  est un ajout à la sacralité  du verbe. De plus, leurs racines bénissent l’encre du talisman  et assignent aux  psaumes  de l’horizontalité. Il va sans dire que Zabor tout comme Robinson Crusoé, transgresse  la formule en identifiant l’autre à autrui.   La fiction  atteint son summum. Dorénavant, l’animal fait partie  des êtres parlants, voire pensants. Le chien est l’illustration de cette transgression mythique car il est  le concepteur du projet que porte Zabor. Ils  sont  trois, le quatrième, c’est leur chien. Ce chien n’est pas aveugle tel qu’il le conçoit le sens commun.

Au contraire, il est visionnaire et animateur de la révélation puisqu’il souffle à Ismail les chemins de l’errance et lui  dicte  la finalité du verbe dans l’espoir d’entretenir  des vies sans tenir compte de la violence de la nature. Le chien  est le symbole de la transcendance du sens  qui s’est convertie en immanence depuis qu’Ismail a pris conscience de  l’acte horrible  qu’Ibrahim voulait lui infliger.  Cette immanence se représente  comme le devenir de Hadj Brahim, comme si Dieu lui avait ordonné de retourner sur terre afin que le rite se prolonge  dans la couleur. Cependant, Zabor, muni de  la force métaphysique  que lui procure l’écriture se fixe un objectif, c’est de combattre  le sang pas l’encre. Mais quelle encre ?  Celle qui lui ouvre la voie vers le sexe ou bien celle qui sent la laine ? Le violet renvoie à la plume, laquelle fait découvrir à Zabor le beau visage qu’il va plus tard rencontrer dans  un corps qui  lui est étranger dont la rigueur exige la maitrise de la langue, tandis que le noir évoque  le calame, lequel incite non seulement à la lecture mais aussi à l’écriture. Et le calame et ce qu’ils écrivent. Le calame ressemble à la prophétie et en même temps s’en différencie. La ressemblance  se manifeste au niveau du corps  par la douleur de la révélation et son effet fiévreux. S’ajoute à cela  la solitude  qui consolide  l’intimité entre le terrestre et le céleste. Par contre, la différence se situe entre l’ignorance et l’envie d’apprendre par le biais de la lecture et l’écriture.

Au fait, Zabor est un prophète qui transgresse  la prophétie de par le pronom qui l’accompagne, celui  de Hadjer ainsi que le rite  d’une prière  qui retrouve sa béatitude dans l’écrit.  Et cerise sur le gâteau, Noun, N ne signifie pas la négation que l’imaginaire social lui attribue. Sa musicalité  stimule la créativité de Zabor car ce Noun raisonne comme  le périple des Milles et Une Nuits  en compagnie de celle qui  a su libérer la parole sans céder au verbe céder. C’est dans cette ambiance presque chaotique  que la fiction alimente l’esprit d’Ismail,  guidé par les maximes  éclairantes du chien. Si Schéhérazade savait conter pour échapper à la  mort,  Zabor tenait à ce que le pouvoir du texte règne sur toute la terre.

C’est en lisant ce magnifique roman que j’apprends, à la différence de l’interprétation herméneutique, que la mort n’est pas un acte  commis par le lecteur. Mais c’est l’auteur qui tue son lecteur en renversant les normes que d’autres lectures ont accumulées. Et ce grâce à cette très consistante fiction qui questionne le sens commun et traque le fait accompli.

À dire vrai, Zabor m’a tué symboliquement. Il faut  reconnaître, en fin de compte que la créativité des écrivains et écrivaines s’assimile à la sorcellerie parce qu’ils disposent de la magie qui leur permet habilement de faire danser la langue. Le romancier Kamal Daoud en fait partie.

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