Sionisme, antisionisme et antisémitisme
Mokhtar Homman
Nous avons précédemment analysés les quatre principaux mythes sur lesquels se fonde le sionisme, le « peuple juif », la diaspora », l’« antisémitisme universel », « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Mais ils ne sont pas les seuls. Nous considérons ici le mythe de la « terre d’Israël », suite logique au mythe du « peuple juif » et d’autres plus politiques. Enfin nous conclurons sur ce qui reste de substantiel, de vrai de tous ces mythes.
La « terre d’Israël »
À la pseudo continuité d’un « peuple juif » entre les Hébreux et Judéens d’antan et les Juifs actuels, le sionisme ajoute l’identification d’un ancien royaume d’Israël avec l’État d’Israël actuel. 2 000 ans d’histoire, ses bouleversements, ses changements de frontières, ses évolutions démographiques, économiques et politiques sont ainsi effacés. D’ailleurs dans l’idéologie sioniste l’histoire réelle du territoire palestinien se résume à la présence juive entre l’arrivée des Hébreux en provenance d’Égypte au XIIIe siècle avant l’ère moderne à la destruction du temple en 70, puis le néant jusqu’à la fondation d’Israël en 1948, suivi de l’Histoire d’Israël depuis 1948 (1).
Pour « combler » ce trou noir historique, la traduction en hébreu du terme Palestine pour quelque période que ce soit est « Eretz Israël » dans tout livre ou document publié en Israël. Ainsi trouve-t-on dans les livres en hébreu « la terre d’Israël aux temps de la conquête arabe », « la terre d’Israël au temps du royaume des croisés » (2). On crée ainsi de manière factice un Israël continu.
« La pensée sioniste [partit] du principe que la Bible valait d’emblée titre de propriété sur la Palestine, bientôt devenue « terre d’Israël » [qu’il] fallait transformer celle-ci, par tout moyen, non seulement en pays imaginaire d’origine d’où tous les juifs auraient été exilés, mais aussi en patrie ancestrale, qui aurait été jadis la propriété d’ancêtres mythologiques » (3).
D’autre part l’appel au religieux par les sionistes pour justifier une émigration en Palestine ne fait pas l’unanimité chez les exégètes du Judaïsme. Le prosélytisme juif ayant eu un certain succès dans la région à l’époque, les juifs non originaires de Palestine étaient attachés à leur terre, pas à la Palestine. « La relation de la masse des convertis au pays de la Bible ne pouvait certainement pas se fonder sur la « nostalgie d’une patrie » d’où ni eux-mêmes ni les pères de leurs pères n’étaient venus » (4).
Mais si l’on suit le récit complet, pourquoi ne pas considérer l’Égypte comme le terre des ancêtres, puisque les Hébreux y auraient vécu quatre siècles. Temps suffisant pour des croisements avec les populations autochtones, l’adaptation aux conditions locales, autrement dit les Hébreux étaient pratiquement des Égyptiens et Moïse un prince égyptien. Abraham serait mésopotamien ni hébreu ou judéen et non juif au départ, ainsi que ses enfants avec des femmes d’origines diverses.
Il y a eu continument des habitants de confession juive en Palestine depuis l’ancien Royaume d’Israël. Il y a eu aussi régulièrement des émigrations ponctuelles et des pèlerinages de Juifs d’autres contrées vers Jérusalem pour des raisons religieuses, sauf peut-être pendant le premier millénaire de notre ère (5). Au temps des croisades les Juifs subirent des massacres, comme les Musulmans. Quand en 1187 Salah Eddine conquit Jérusalem, il autorisa le Juifs à y résider à nouveau. Cette seule et vraie continuité juive, qui était très minoritaire en proportion, ne constitue pas pour autant le fondement de la terre au bénéfice du seul « peuple juif ».
À partir de cette construction mythologique, « Eretz Israël » (la « terre d’Israël ») va devenir un concept territorialement élastique, aux frontières indéfinies selon les courants sionistes, globalisant les anciens royaumes d’Israël, de Judée et de Samarie en y ajoutant les contrées habitées par des Juifs selon la légende depuis Abraham et Moïse.
Dans les trois cartes qui suivent nous montrons différentes phases de la carte politique de la Palestine, contredisant formellement la thèse sioniste d’une continuité purement juive.
Carte politique de la Palestine vers le IXe siècle avant l’ère moderne (source : Wikipédia).
Carte administrative ottomane de la Palestine à la fin du XIXe sicle (source : OpenEdition book).
Carte des États latins d’Orient vers 1100 (source : Wikipédia).
Et si l’on peut aussi facilement effacer des siècles d’Histoire, le Maroc serait en droit de repeupler l’Andalousie et la proclamer comme terre marocaine, la majorité des Andalous actuels ayant de plus des ascendants marocains.
Quelques mythes de plus
Une autre des mythes usuels est la transitivité ou équivalence entre Hébreux, Juifs, Sionisme et Israël. Ces grossières équivalences ne résistent pas à l’analyse, car infondées bien que matraquées sans cesse par le sionisme. Ce qui lui permet de prétendre que s’attaquer à Israël ou au sionisme serait s’attaquer aux Juifs, et de revendiquer une continuité entre l’ancien Israël et le moderne. Étymologiquement les Hébreux sont ce peuple arrivant en Palestine en provenance d’Égypte (6) il y a plus de trois mille ans et les Juifs tiennent ce nom des Judéens, anciens habitants de la Judée, le royaume de Juda contigu à l’ancien royaume d‘Israël et aux cités-États des Philistins. Le sionisme juif a 150 ans, les Juifs ou plutôt le Judaïsme a plus de trois mille ans (sous des formes évolutives au départ), les identifier est absurde. D’autre part le sionisme est un programme politique et Israël est un État dont il est le produit, deux catégories différentes, les confondre avec les Juifs ou le Judaïsme est tout aussi absurde.
L’oxymore sionisme et socialisme
Le caractère socialiste du sionisme (les kibboutz, le parti travailliste au pouvoir jusqu’aux années 1970) a été aussi un mythe dans la mesure où il ne pouvait couvrir longtemps le caractère inégalitaire et raciste du sionisme. Le sionisme socialiste, socialiste uniquement pour les Juifs, a permis au parti travailliste israélien d’être un membre important de l’Internationale Socialiste, dont le programme, le socialisme, préconise pourtant l’égalité de tous les êtres humains, ce qui a fait diffuser le sionisme parmi les partis membres et acquis l’adhésion des nombreux partis socialistes occidentaux au programme sioniste. Mais ce socialisme « identitaire », quel oxymore, ne pouvait être qu’une illusion, vaincu par son essence « raciale ». Du socialisme originel, dont se réclamaient tous les dirigeants historiques du sionisme et d’Israël, il ne reste que la composante agricole, le reste de l’économie israélienne étant régi par le capitalisme, dans sa version la plus brutale, y compris l’exploitation des Palestiniens. Quant aux principes socialistes, ils ont vite été ensevelis sous la nature raciste du sionisme.
David et Goliath
Loin de la réalité de la guerre de 1948 entre Israël et certains pays arabes, le sionisme a construit une image lui conférant le droit, par la victoire militaire, à des frontières élargies par rapport à celles définies par l’ONU en 1947. Le sionisme présente la guerre arabo-israélienne de 1948 comme un combat entre David, Israël, et Goliath, les cinq pays arabes. La « miraculeuse » victoire du petit Israël se défendant contre le géant arabe « agresseur » donnerait légitimité à la conquête des territoires au-delà des frontières du plan de partage de 1947. Or la réalité est loin de ce tableau idyllique (7). Dès octobre 1947, les dirigeants arabes étaient conscients de la meilleure préparation et les meilleurs moyens des sionistes à la guerre. Soumis à une intense pression des peuples arabes contre la partition de la Palestine, ces dirigeants seront plus rhétoriques qu’efficaces dans leurs menaces contre les projets sionistes. La défaite était inéluctable, les forces militaires arabes étant peu nombreuses, mal organisées, mal équipées, les forces sionistes bien équipées et aussi plus motivées. La propagande sioniste présente cette guerre comme un affrontement entre le petit Israël contre les armées complètes de cinq pays arabes, ce qui est faux car le nombre de soldats arabes était équivalent à celui des soldats sionistes, et une « preuve » de l’« antisémitisme arabe ».
Israël est présenté comme un pays sûr, le seul, pour les Juifs. C’est un mot d’ordre destiné essentiellement à faire émigrer les Juifs des différents pays vers Israël car « menacés » par un « antisémitisme universel » (en fait une réalité européenne et occidentale). Cela a été utilisé avec grand succès dans les pays à majorité musulmane en créant des peurs infondées. La réalité de nos jours est toute autre, c’est le pays le moins sûr pour les Juifs.
La seule « démocratie » de la région
Israël serait un État démocratique et la seule « démocratie » de la région. Tel est un leitmotiv de la propagande et des medias pro-sionistes. Cet argument occidentalo-centré, pour ancrer une solidarité « démocratique » des pays occidentaux, suppose que les démocraties (de type occidental bien sûr) ne mènent que des actions justes et démocratiques, et par conséquent ont plus de droits. Elles s’arrogent même le droit d’ingérence dans la politique et le destin des pays et peuples « non démocratiques », ce qui constitue une contradiction flagrante.
Par conséquent la politique israélienne dans les territoires occupés ne saurait être critiquée en raison de son essence « démocratique ». Donc Israël n’agirait qu’en réaction légitime face à des agressions terroristes ou de pays non-démocratiques. Cette supercherie lui permet d’inverser les rôles d’agresseur/agressé. Or depuis sa fondation Israël occupe et oppresse les Palestiniens, discrimine entre ses citoyens en fonction de leur religion et de leur origine ethnique (même entre Juifs selon leur origine est-européenne ou arabo-méditerranéenne, entre Ashkénazes et Séfarades), pratique ouvertement l’apartheid.
Depuis le 19 juillet 2018, Israël se proclame comme l’État-nation du « peuple juif » (8), de tous les Juifs dans le monde, avec l’hébreu comme seule langue officielle (l’arabe ne l’étant plus, malgré les 20% de citoyens israéliens palestiniens) avec Jérusalem « unifiée » comme capitale. Israël devient donc un État officiellement ethnique : une forme d’apartheid s’instaure donc juridiquement.
Dans la Grèce antique et l’empire romain, la démocratie était réservée aux citoyens grecs et romains, les autres, « barbares » et esclaves n’y ayant pas droit. L’occupation et l’apartheid constituent la négation de tout caractère démocratique à l’État d’Israël, au sens moderne de la démocratie.
Que reste-t-il en vrai des mythes ?
Le génocide à Gaza a révélé au monde la nature profonde du sionisme, la réalité d’une occupation coloniale sioniste. Les réactions de groupes importants de Juifs dans le monde contre ce génocide a lézardé plusieurs mythes : le « peuple juif » n’est pas une réalité territoriale, la « diaspora juive » est un assemblage disparate, l’antisémitisme n’est pas universel, « Eretz Israël » est une élucubration, la Palestine n’est pas une terre sans peuple, le sionisme n’a rien de démocratique et encore moins socialiste, Israël est un État d’apartheid anti démocratique construit selon le modèle colonial.
D’ailleurs et contrairement à la propagande sioniste, il n’y a pas adhésion de tous les Juifs au sionisme de nos jours, comme depuis le début du sionisme juif, minoritaire au départ. Nous assistons aux manifestations « pas en notre nom » contre le génocide à Gaza de composantes importantes des communautés juives dans de nombreux pays : aux États-Unis, au Royaume-Uni ainsi qu’en Europe, en Argentine, en France sous la bannière de l’Union juive française pour la paix, l’UJFP. L’oppression contre les Juifs non sionistes se multiplie aussi, interdits dans les médias à quelques exceptions près, en France par le Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF (9).
Il reste qu’on ne peut négliger la volonté des Israéliens juifs actuels de constituer une nation, un pays. La plupart d’entre eux, 80% de nos jours, sont nés en Israël, et donc ont le droit de résider en Palestine, comme par exemple les enfants des Marocains immigrés en France, en Espagne et ailleurs et devenus français ou espagnols ont le droit à la citoyenneté pleine et entière, comme tout autre Français ou Espagnol etc. Ce droit est à prendre en compte pour toute solution démocratique du conflit. Démocratique car elle ne passe pas par l’expulsion des Israéliens juifs, mais par un accord d’égalité de tous. Cette solution implique, de manière cohérente, le désaveu officiel et solennel de toute forme d’apartheid et donc par le renoncement à l’idéologie sioniste.
Mokhtar Homman, le 14 février 2025
Demain : VIII – “Israël, un produit du colonialisme”
Notes
1.Bichara Khader : « La notion de colonisation dans l’idéologie et la pratique sioniste », p. 149.
2.Shlomo Sand : Comment la terre d’Israël fut inventée, p. 42.
3.Shlomo Sand : op. cit., p. 107.
4.Shlomo Sand : Ibidem, p. 163.
5.Shlomo Sand : Ibid., p. 186. Plus précisément entre 135 et 1099.
6.Richard Lebeau : Une histoire des hébreux. De Moïse à Jésus, p. 47 et suivantes.
7.Ilan Pappé : La guerre de 1948 en Palestine, pp. 144-260.
8.Sylvain Cypel : L’État d’Israël contre les Juifs, p. 83 et suivantes.
9.Sylvain Cypel : op. cit., p. 263 et suivantes.
Bibliographie
Cypel, Sylvain : L’État d’Israël contre les Juifs. Éditions La Découverte, Paris, 2020.
Khader, Bichara : « La notion de colonisation dans l’idéologie et la pratique sioniste ». In: Cahiers de la Méditerranée, n°29-30, 1, 1984. Israël et la Méditerranée. pp. 147-168.
Lebeau, Richard : Une histoire des hébreux. De Moïse à Jésus. Collection Texto, Éditions Tallandier, Paris, 2019.
Pappé, Ilan : La guerre de 1948 en Palestine. La fabrique éditions, Collection 10-18, 2000.
Sand, Shlomo : Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre promise à la mère patrie. Éditions Fayard, Paris, 2012.