Quatre années après sa disparition
Par Nezha Boulenda (MAP)
Quatre années se sont passées depuis la disparition du doyen du théâtre marocain, Tayeb Saddiki (1935-2016), mais son souvenir reste impérissable et son absence a laissé un grand vide sur la scène dramatique nationale, tellement son œuvre demeure inégalable et son legs si précieux. A quelques jours de la célébration de la Journée mondiale du théâtre, le 27 mars, les amateurs des planches vouent toujours une nostalgie sincère pour celui qui a grandement contribué à la fondation des bases d’une expression théâtrale authentiquement marocaine, en faisant du patrimoine national le socle de ses productions et en allant puiser ses idées au fin fond de l’imaginaire collectif.
Aux premiers balbutiements du théâtre dans la période post-coloniale, Tayeb Saddiki, en plus de son côté égocentrique néanmoins attachant, va se distinguer par sa créativité débordante, sa grande maîtrise conceptuelle et son audace à se lancer dans des expérimentations d’avant-garde aux plans local, régional, voire international. L’auteur du chef-d’oeuvre immortel « El Harraz » ne laissait rien au hasard dans ses travaux. Le moindre élément avait une grande importance à ses yeux. De la mise en scène jusqu’au décor et aux costumes, en passant par la scénographie et le jeu d’acteur, Tayeb était très à cheval sur les détails. C’était un perfectionniste redouté par tous ceux qui ont travaillé sous sa houlette ou ceux qui l’ont accompagné pendant des lustres. Il est dit que Tayeb était imprévisible, acerbe et parfois extravagant, mais il était pourtant très apprécié de ses troupes qui étaient sous le charme de son génie théâtral et de sa capacité naturelle à diriger. Surtout, il était sensible aux problèmes de chaque membre de ses équipes et cherchait à mettre un bonne ambiance dans le travail, même quand c’était au plus mal, à une époque où les maigres cachets arrivaient toujours en retard et l’argent se faisait très rare dans la sphère artistique.
Épris au degré de l’obsession par les arts du spectacle, Tayeb Saddiki nourrissait une passion toute particulière au patrimoine marocain et ses expressions folkloriques. Il était constamment à la quête d’un théâtre qui lui ressemble. Raison pour laquelle il a approfondi ses recherches académiques et s’est inspiré des expériences mondiales pour créer un théâtre foncièrement imprégné des fondamentaux de l’identité marocaine ancestrale.
« On ne peut parler d’une expérience théâtrale dans le cas de Tayeb, mais de plusieurs expériences, parce que, passionné qu’il était, il ne s’arrêtait jamais de lire, de rechercher et d’expérimenter. Chacune de ses pièces était un projet en rupture avec ce qui a précédé », a expliqué à la MAP son fils Mohamed Bakr, président de la Fondation Tayeb Saddiki, qui s’est assignée la mission de perpétuer l’héritage du défunt.
A ses yeux, l’œuvre du défunt ne peut être cataloguée dans un genre quelconque, parce qu’il pouvait concilier deux expressions théâtrales dans la même pièce, d’autant que Tayeb « n’aimait pas beaucoup les envolées théoriques et les classifications figées ». « Tout ce qui lui importait était de rendre le spectacle accessible à tous et d’amener le grand public dans les salles de théâtre. Il était soucieux de voir toutes les catégories sociales, travailleurs et intellectuels, et toutes les tranches d’âge, enfants et personnes âgées, intéressées par une expérience inédite, qui a influencé l’art dramatique marocain, maghrébin et arabe », a-t-il confié.
Sur les planches, Tayeb Saddiki, l’acteur, semblait prendre un immense plaisir d’interagir avec le public, sans que sa présence envahissante n’occulte la prestation de ses partenaires. Son silence était éloquent, ses gestes captivants et ses réflexions une invitation au voyage à travers les époques dans un univers fantastique, convaincu qu’il est que les Arabes ont connu le théâtre avant Molière.
L’auteur de « Mille et un contes au Souk Okad », « Les séances de Badii Ezzamane El Hamadani », du « Maître Azzouz », « El Harraz », « Al Fil Wa Sarawil » et « Jnane Chiba » a exercé son art jusqu’au dernier souffle de sa vie. Il était tellement obnubilé par le théâtre qu’il était devenu ardu de dissocier l’homme et l’artiste.
Dans l’un de ses ouvrages, le critique et chercheur Abderrahman Zidan souligne que Tayeb Saddiki a réussi à ressusciter le spectacle populaire authentique dans ses comédies, en s’appuyant sur l’art de la Halqa, en rétablissant le rôle du conteur et toutes les autres de l’expression folklorique carnavalesque.
Le défunt chérissait l’idée de construire un théâtre arabe et marocain en place et lieu du théâtre occidental à travers un retour au patrimoine et la fabrication du spectacle autochtone, relate Zidan, notant que Saddiki a utilisé l’Histoire comme la toile de fond de ses œuvres, pris ses distances avec l’architecture théâtrale italienne (commedia dell’arte) et introduit les chants populaires comme élément essentiel de la représentation.
Mohamed Bakr Saddiki ne manque pas d’anecdotes et de confidences sur la vie extraordinaire du père. Celui qui a fait partie d’un parterre d’artistes arabes ayant réalisé une production jouée sur le fameux Royal Albert Hall de Londres, lancé au public canadien ‘Nous sommes faits pour s’entendre’ et égayé, pendant un mois, le public parisien par les aventures de « Jha », une adaptation des Fourberies de Scapin de Molière.
« Tayeb Saddiki est le pur produit de l’école française. C’était un disciple de Jean Vilar et de Jean Genet, qui a su utiliser à bon escient et de manière ingénieuse des techniques modernes pour porter le patrimoine marocain et maghrébin au théâtre et à valoriser la riche tradition orale », a-t-il soutenu. Pour préserver le legs du dramaturge hors pair, la Fondation « Tayeb Saddiki » veille à rassembler les œuvres, les travaux et les interviews du défunt et à contribuer à la diffusion des pratiques théâtrales en fournissant l’encadrement, la formation et l’accompagnement dans ce noble art.
Créée en 2008, la Fondation a dédié une chaîne sur Youtube pour les amateurs des œuvres de Tayeb Saddiki. Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’un projet institutionnel global qui comprend notamment l’archivage, la formation via des ateliers, tout en veillant à faire rejouer certains de ses chefs d’œuvre.