Les confréries entre ordre religieux et mysticisme
Disparu le 18 janvier 2017 à l’âge de 95 ans, le cheikh Hamza Al-Qadiri Al-Boutchichi a rénové la confrérie soufie Boutchichiya. Il lui a assuré une présence et une visibilité médiatique qu’aucune confrérie n’avait eues depuis longtemps.
La confrérie Qadiriyya remonte à Abd al Qadir al-Jilani (1083-1166) mais ne connut son plein essor que par l’action de ses descendants, quelques décennies plus tard. La branche Boutchich de cette confrérie est née au milieu du XVIIIe siècle, dans le nord-est du Maroc. C’est là que se situe la maison-mère, près de Berkane, à Madagh (prononcé; Madar). Sidi Hamza est désigné par ses disciples comme un héritier du « secret initiatique » (sirr) et le « pôle spirituel » (qotb) de son temps.
Sidi Hamza Qadiri Boutchich est né en 1922 à Madagh. Il a grandi dans la zawiya de ses ancêtres et y reçut dès son jeune âge une éducation religieuse. Parallèlement, il commença à s’habituer aux travaux de la terre sous la direction de son père, Sidi Abbas Qadiri Boutchich, qui était devenu un grand propriétaire terrien.
Ses études s’étendirent sur seize ou dix-sept ans. Cette durée est nécessaire pour la maîtrise des sciences livresques conforme au système scolaire traditionnel musulman. La zawiya de Madagh était déjà depuis plusieurs générations une école coranique et certains des enseignants appartenaient à la tribu des Béni-Snassen, voire à la famille Boutchich. L’apprentissage du Coran, vers l’âge de treize ans sous la direction de son cousin Sidi Mûhydin.
Vient ensuite une introduction aux sciences religieuses que Sidi Hamza acheva en deux années, de 1935 à 1936, avec notamment son oncle Sidi al-Makki comme professeur qui était alors le cheikh de la confrérie Qadirriyya Boutchiyya.
À la mort de ce dernier (1936), Hamza Bûtchich s’inscrivit dans une succursale de la mosquée-université de la Quaraouiyine de Fès, à Oujda. Là, il approfondit les sciences religieuses (droit jurisprudentiel et grammaire) de 1937 à 1940.
La dernière période de sa formation, de 1939 à 1943, correspond à l’approfondissement livresque de l’exégèse coranique et pour laquelle il retourne à la zawiya de Madagh.
Il faut dire d’abord que ce qui caractérise le modèle de la zaouïa boutchichiya, c’est qu’il demeure un modèle ouvert qui n’impose pas un style vestimentaire ou un modèle unique de pratique religieuse. Il faut aussi souligner que même les rites de passage ne sont pas aussi rigides comme on le croyait et sont nullement compliqués. Il suffit que l’individu procède à l’acte de salutation par la main du responsable de la confrérie appelé Moquadem qui jouit de l’approbation (Al Idhne) du Cheikh au niveau local pour que cet individu puisse intégrer la communauté. En plus, le protocole du baisemain est un acte mutuel qui reflète le principe d’égalité entre les adhérents.
Le Cheikh, éclaireur de la voie
Le Cheikh est considéré comme l’éclaireur de la voie de son disciple qui est doté de la Baraka (Sirr). Selon la littérature de la confrérie, la relation entre le maitre et le disciple est une relation de respect et d’amour en Dieu. Elle est aussi fondée sur le statut de vénération (Manzilat Attaadhime). Reste à savoir que le disciple qui compte renforcer son appartenance avec la confrérie et aussi se ressourcer, doit rendre visite au Cheikh au moins une fois par mois, outre la fête de la commémoration de la naissance du prophète et le jour de la nuit sacrée. Cette visite rituelle, appelée « Ziara », a un sens hautement symbolique et justifie l’engagement des individus à l’égard de l’institution de la zaouïa et son maître.
La zaouïa, outre la dimension éducative, permet à tous ses adeptes, sans exception, de contribuer à sa gestion. D’ailleurs, ce sont les disciples qui contribuent à son financement. A cela s’ajoute également la répartition des tâches entre ses membres (Alkhedma). Chacun est chargé d’une activité, en fonction de ses capacités (travaux de ménage, cuisine…). C’est une condition sine qua non pour qu’un disciple puisse exprimer son appartenance à la confrérie. La confrérie rivalise aujourd’hui avec plusieurs institutions sociales en organisant des actions de proximité à caractère purement social : colonies de vacances, caravanes médicales, opérations de don de sang… Grosso modo, il s’agit d’une institution bien structurée dotée d’un mode de gestion conforme aux standards les plus modernes.
Pour l’histoire, à la mort de Sidi Boumediene, le 15 avril 1955, Sidi Hamza reçut, en même temps que son père l’héritage du sirr et l’autorisation d’enseigner. Par courtoisie, il se refusa à devancer son père. D’après certains de ses proches, il s’expliqua par ce dicton : « la barbe noire ne devance pas la barbe blanche». Il précise lui-même les faits en ces termes :
« Lorsqu’il (Sidi ‘Abbas) a commencé (à enseigner), il m’a annoncé que moi aussi j’avais l’autorisation pour une telle mission. Il m’a conseillé de garder le secret jusqu’au moment voulu. J’ai suivi ses directives et j’ai renouvelé (auprès de lui) le pacte initiatique que j’avais pris de chez Sidi Boumediene. » Sidi Hamza devint de fait le disciple de son père après qu’ils eurent été tous deux « frères dans la voie ». Cette situation demeura pendant douze ans, jusqu’à la mort de son père en 1972, où il devint le Cheikh de la confrérie Qadiriyya Bûtchichiyya. À nouveau, les disciples furent priés de reprendre le pacte auprès de lui : « (Sidi ‘Abbas) conseilla à ses fûqaras de prendre, après sa mort la voie de chez moi. »
À partir de 1972, la confrérie achève le tournant amorcé sous Sidi Boumediene et clairement manifesté sous Sidi ‘Abbas. Sidi Hamza établit une pratique spirituelle plus souple par rapport au soufisme sunnite classique reconnu pour sa rigueur. Cette mutation interne est désignée dans l’appellation soufie comme étant le passage d’une voie de la majesté (Jalal ) à une voie de la beauté (Jamal ).
Aujourd’hui, c’est son fils Sidi Jamal-el-Dine al Qadiri al Boutchichi qui est l’actuel maître spirituel de la confrérie depuis la mort de son père.