Propos recueillis par Mustapha Younes
Fawaz Hussain est né en Syrie dans une famille kurde. Il arrive en France en 1978 afin de poursuivre ses études littéraires. Il soutient une thèse de doctorat en littérature française à la Sorbonne en 1988. Fawaz Hussain vit, actuellement, à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle. Il est notamment l’auteur de plusieurs romans dont Les sables de la Mésopotamie(2007), Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi (2020).
Fawaz Hussain serait-il devenu écrivain sans l’exil ?
Fawaz Hussain : L’envie d’écrire est née en moi alors que j’étais tout enfant, et que je vivais sur les terres kurdes du Nord-Est de la Syrie. Je venais juste d’apprendre l’arabe et je me perdais dans la bande dessinée, des aventures de Tarzan aux exploits de Superman en passant par les contes des Mille et Une Nuits. Les livres étaient l’unique moyen que j’avais de m’évader loin de ma région qu’un soleil de plomb brûlait jusqu’aux entrailles et qui ne proposait pas le moindre loisir. Mes tout premiers textes étaient en arabe et ils ont paru dans des revues littéraires à Damas dans les années 70.
Cette manière d’écrire qui vous caractérise émane-t-elle d’un désir de rompre avec une représentation convenue de l’écriture ?
Il me semble que l’écrivain n’a en lui aucune « représentation convenue de l’écriture » à laquelle il se soumettrait. On peut en dire autant du peintre et du musicien, auxquels on ne peut demander de mettre leurs pas dans les pas de leurs prédécesseurs. Les siècles changent et les représentations convenues, codifiées, deviennent caduques et révolues. Mon écriture dépend de mon sujet, qui dicte le phrasé et la tonalité adaptés. Je ne sais comment j’écris, mais ce que je sais, c’est que le réel ne me satisfait pas, que je l’étaie à l’aide de béquilles qui sont l’imagination et le surnaturel.
Quand on m’a invité à Murcie pour participer à un colloque sur l’exil, j’ai cherché partout le grand mystique musulman Ibn Arabi, surtout dans les ruelles de la médina, mais c’était chercher une aiguille dans une botte de foin. Huit siècles et demi me séparaient de sa date de naissance et le temps avait fait son œuvre : les traces du passé musulman de la ville étaient bel et bien sous les couches laissées par les différents maîtres chrétiens. J’avais un atout de taille : je m’étais recueilli en 2010 sur sa tombe à Damas, et présentement je me trouvais dans le quartier où il avait vu le jour. Je devais désormais compter essentiellement sur l’imagination et le réalisme magique pour combler le vide.
Dans Murcie, sur les pas d’ibn Arabi vous semblez, dans bien des passages, vous identifier à la figure d’Ibn Arabi. Ai-je raison ?
Ibn Arabi me fascine depuis presque toujours, et ce n’est qu’en me rendant à Murcie que j’en ai compris la vraie raison. Je n’ai jamais réussi à le suivre sur les chemins difficiles de l’herméneutique, ni quand il prêche que la foi en Dieu, ainsi que la sunna et surtout l’ubûdiyya, la servitude ontologique, constituent la seule voie d’accès à la perfection spirituelle.
J’étais plutôt disciple du chantre de l’amour et de la tolérance. Une fois sur place, et ne trouvant nulle part le grand mystique musulman, j’ai compris que ce qui m’attirait en lui, c’était la thématique de l’exil. Ibn Arabi est l’exilé par excellence car, en quittant la péninsule ibérique, il savait que c’était un départ sans retour et que tôt ou tard al-Andalus tomberait aux mains des rois catholiques.
L’histoire lui a donné raison, car trois ans après sa mort à Damas, en 1243, sa ville est arrachée aux Almohades musulmans. Ibn Arabi n’a jamais revu Murcie et n’a rien laissé derrière lui, à part ses livres et son enseignement. Il incarne à mes yeux la quête de la transcendance en restant toujours fidèle à la Voie de Dieu qu’il avait choisie.
Votre écriture est empreinte d’une tonalité ironique que vous dirigez contre ceux qui ont trahi Ibn Arabi et d’autres figures de l’histoire de l’islam. Est-ce une manière d’exprimer un parti pris idéologique ?
La tonalité ironique et l’autodérision sont mon bouclier et mon armure contre l’absurde dans lequel nous vivons depuis l’aube des temps. Ibn Arabi a toujours et partout été la cible des Uléma’, les fanatiques docteurs de la loi qui le traitaient d’hérétique. Tout récemment, en mars 2019, la maire islamiste de Tunis a supprimé la plaque portant son nom et rebaptisé la voie « rue de Serbie ». Si les hommes de Daech avaient pris Damas en 2014, ils auraient commencé par mettre à sac son mausolée sur le flanc des monts Qasyoun et par brûler ses œuvres.
Ibn Arabi voulait à tout prix préserver la vie de ses semblables. Selon lui, Dieu ne pouvait jamais demander à qui que ce fût de le remplacer sur terre pour appliquer la peine capitale et porter ainsi atteinte à la vie.
L’espace dans ce roman est chargé de symboles et vous semblez lui accorder une importance particulière à telle enseigne que Murcie, sur les pas d’ibn Arabi devient un roman de la mémoire des lieux par excellence. Qu’en dites-vous ?
Paul Éluard dit qu’ « il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». Mon dernier séjour à Damas remonte à 2010, juste avant la guerre civile. Une voix avait alors exigé de moi que je me rende sur la tombe d’Ibn Arabi dans le quartier Muhyeddin, qui porte son sobriquet, comme si elle savait qu’en 2019 je serais invité dans la ville qui l’a vu naître.
Si le hasard existe, il fait bien les choses. Murcie et Damas sont deux villes chargées de mémoire. C’est dans cette dernière que le grand penseur est mort en 1240, et c’est dans la première que moi, j’ai eu la chance d’être invité, une ville créée de toutes pièces en 825 par Abd al-Rahman II, l’arrière-petit-fils d’Abd al-Rahman 1er, le fondateur omeyyade de l’émirat de Cordoue en 756.
Nombre d’écrivains s’intéressent à des figures de l’islam spirituel et philosophique en les insérant dans des fictions. Je cite à titre d’exemple, des œuvres comme Samarcande, d’Amin Maalouf et récemment Au détroit d’Averroès, de Driss Ksikes. Comment interprétez-vous cet intérêt ?
Amin Maalouf a écrit la vie d’Omar Khayyâm et de Hassan Sabah, le fondateur de la secte des Assassins dans Samarcande. Il a également retracé la personnalité de Mani qui a donné son nom au manichéisme dans Le Jardin de lumière. On en a vu beaucoup ces temps-ci s’inspirer de la vie des peintres comme Picasso, Le Caravage ou d’autres. Normalement j’écris pour explorer mes propres contrées en faisant comme J.M.G. Le Clésio quand il dit : « J’écris pour savoir qui je suis, de quoi je suis fait. » Bien qu’il ne se passe pas grand-chose dans ma vie, je la trouve par moments aussi aboutie que celle d’Alexandre le Grand assis sur le trône de Darius au palais d’Apadana à Persépolis ou à cheval à regarder les eaux majestueuses de l’Amou-Daria.
Même dans Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi, mon alter ego Faramarz Hajari est omniprésent. Et puis, comment passer à côté de cet homme qui a laissé derrière lui 550 traités attestés par 2 917 copies. C’est vraiment la chance qui m’a mis sur les traces de Mohammad Ali Mohammad Ibn Arabi, Shaykh al-akbar, le plus grands des maîtres et Muhyeddin, le vivificateur de la religion, le poète et le sceau de la sainteté muhammadienne.
Dans son excellent essai Éloge du métèque Abnousse Shalmani parle d’une différence de traitement entre les réfugiés d’une part, les immigrés de l’autre, arguant que les réfugiés profitent de ce qu’elle appelle » la solidarité idéologique « . Partagez-vous cet avis ?
Quand j’ai quitté la Syrie pour la France, mon départ était voulu, et il s’agit donc d’un exil volontaire. Si j’étais né dans un pays comme la Suède ou le Portugal, je serais sans doute rentré chez moi et, pourtant, la France m’a presque tout donné. En kurde on dit « Sham shakar eh, welat shêrîntar eh », Si Damas est fait de sucre, le pays est encore plus doux. Roland Barthes dit dans La Lumière du Sud-Ouest : « … l’enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays. Au fond, il n’est Pays que de l’enfance. » Qu’il y ait « solidarité idéologique » ou pas, l’immigration et l’exil minent la personne qui par malheur s’arrache aux terres de ses ancêtres. Si partir c’est l’exil, rester chez soi c’est l’asile.
Vous intéressez-vous à la littérature arabe ?
Je m’intéresse beaucoup à la littérature arabe, surtout la francophone. Né de parents kurdes dans le Nord-Est de la Syrie, j’ai appris l’arabe au bout de quelques années de scolarité. C’est grâce à l’arabe que j’ai découvert la littérature mondiale en la lisant dans des traductions faites dans la capitale libanaise, la fenêtre du Levant qui donne sur le monde.
Je lis rarement en arabe, mais m’identifiant à Kateb Yacine, l’auteur de Nedjma, je considère l’arabe comme un « butin de guerre », une valeur ajoutée, une richesse de plus. Je rêve de voir Murcie, sur les pas d’Ibn Arabi traduit en arabe et de séjourner au Maroc, où Ibn Arabi a longuement vécu avant de tourner définitivement le dos au Maghreb en 1200.
Pourquoi, à votre avis, à part des cas très rares, peu d’écrivains arabes accèdent à l’« universalité » ?
Naguib Mahfouz est le seul prix Nobel arabe. L’ « universalité » est une question de promotion et de politique. Les écrivains arabes sont d’abord peu traduits dans les langues européennes, et puis ils n’ont pas l’appui de leurs pays respectifs. Ce qui pourrait atténuer leur frustration, c’est que l’universalité ne garantit pas l’éternité. Qui de nos jours lit ou se souvient d’Eugène Sue ?