Entretien avec l’artiste peintre Tilila Touri
Propos recueillis par Kenza Makhdar, (journaliste stagiaire)
L’artiste peintre Tilila Touri a présenté pour la première fois au Maroc ses différentes œuvres dans une exposition individuelle du 13 au 21 septembre 2022, à la Galerie Mohamed El Fassi à Rabat. Placée sous thème «HIA», l’exposition traite la thématique de la femme marocaine au ménage quotidien. Dans cet entretien, Tilila nous parle de son parcours, de son style de peinture, et de ses objectifs.
Al Bayane : Pourriez-vous vous présenter ?
Tilila Touri : Je suis architecte d’intérieur, designer et scénographe. J’ai fait l’Ecole Supérieur des Beaux-Arts d’Angers en France. En effet, j’ai eu la possibilité de faire ma formation en design mais aussi de garder un pied dans l’art. J’ai mené un double cursus sans être diplômée en art mais en ayant un diplômedesign. Mes premières expériences ont été en architecture d’intérieur et mon stage de fin d’étude était en scénographie d’exposition à Paris, à la Cité De l’architecture et du patrimoine. En effet, cette expérience a été culminante dans mon parcours car c’est grâce à laquelle que j’ai eu l’idée de rentrer au Maroc. J’ai réalisé quelques expositions en France, mais ce n’est qu’en 2021 que j’ai effectué ma première exposition collective dans mon pays natal. En effet, c’était une expérience de dernière minute qui m’a permis de démystifier l’exposition et d’oser montrer mon art hors de mon atelier après être pendant longtemps intimement liée à mes toiles.
Par suite de cette expérience, j’ai réalisé ma première exposition individuelle au Maroc «HIA», élaborée comme un laboratoire et un terrain d’expérimentation qui transforme les outils ménagers de la femme marocaine en outils de création. J’ai voulu montrer à travers mes tableaux comment avec plusieurs outils variés on peut créer de nombreux rendus et formes d’expression et peut être même créer des émotions différentes dépendantes de chaque personne.
Est-ce que vous abordez d’autres thématiques que celle de la femme ?
Mon thème global depuis le début de mon parcours est l’identité. J’ai toujours eu un intérêt pour la question des facettes d’Homme. Pour ma part, je suis femme, marocaine, berbère, musulmane, citoyenne donc toutes ces facettes font ce qui me compose au quotidien sans oublier mon d’identité marquée par une double culture maroco-francaise. Le choix du thème de la femme dans la société marocaine ou dans le ménage marocain c’est aussi un retour en sources puisque je reste marocaine influencée par sa société.
Qu’est-ce qui vous a attiré vers la peinture ?
Je ne pense pas avoir choisi la peinture. Pour moi c’est plus la peinture qui m’a choisie parce que d’aussi loin que je me souvienne, j’ai commencé à dessiner et à peindre avant de commencer à écrire. De plus, j’ai de la chance d’avoir des parents qui m’ont toujours encouragé et qui m’ont poussé à m’exprimer à ma façon. La peinturem’a choisie mais j’ai aussi l’avantage d’avoir un entourage bienveillant et influençant.
Comment définissez-vous votre style de peinture ? Et pourquoi ce style particulièrement ?
Je suis plus dans l’abstrait et la performance, car lorsque j’ai commencé à filmer mes réalisations de toiles, je me suis rendue compte que c’était beaucoup une question de rapport de corps à toile c’est-à-dire une réelle prégnance du corps et de son énergie dans le travail que je réalise. Et c’est en montrant les toiles que j’ai trouvé ça dommage quand on ne voit pas ce qui est derrière, parce que je ne les vois pas comme juste un résultat mais comme un parcours et la performance entre dans ce parcours.
Quels sont les outils ou les techniques que vous utilisez dans la réalisation de vos œuvres ?
J’ai pris le parti dès le départ de sortir complètement des outils traditionnels et de ne travailler qu’avec ceux du quotidien féminin dans le ménage tels que «kerrata», «jeffaf», torchons, raclette de vitre et des outils de pâtisserie. En effet, je puise mes outils de création dans le quotidien, la forme d’un outil ou d’un objet utilisé au quotidien m’inspire et me pousse à expérimente pour savoir s’il me sera utile ou non. Car il y a plein d’outils que j’ai testé mais qui n’ont rien donné dans la façon dont je les ai travaillés, peut-être dans quelque temps je travaillerais avec d’une autre manière et ça donnerait du bon résultat.
Sur quelle base vous choisissez les couleurs ?
C’est l’envie du moment. J’ai un grand penchant pour le noir, le blanc et le bleu, ce sont ces trois couleurs qui me touchent le plus. Au début, j’ai peint en noir et blanc, ensuite, je suis passée aux couleurs sous l’influence de mon entourage. Néanmoins, pour moi, le noir et le blanc sont extrêmement expressives et ils n’ont pas besoin d’autres couleurs.
Quels sont vos inspirations ?
Ce qui me nourrit c’est l’humain d’une manière générale, mais aussi la lecture ou l’écoute des entretiens avec des personnes passionnées par leur métiers que ce soit la cuisine, la technologie ou l’art. Cela m’inspire souvent et je retrouve des phrases qui font écho à ce que je ressens et à ma façon d’être. En effet, ces personnes sont généralement questionnées sur la notion de la mélancolie et de leur rapport à celle-ci ainsi que de la manière dont ils l’utilisent dans leur propre créativité, et personnellement, cette notion a beaucoup nourri la mienne pendant des années.
Que représente pour vous la peinture dans votre vie ?
Pour moi, la peinture est une expression de soi, une liberté d’être et un partage.
Quels messages voudriez-vous véhiculer à travers les tableaux de cette exposition, et vos œuvres artistiques en général ?
Je voulais montrer toute la force, l’énergie et les émotions mises dans le travail quotidien de la femme dans son foyer qui ne sont pas forcément visibles et reconnues, et de les mettre en lumière en donnant à chaque personne la possibilité de voir à travers les toiles cette énergie dépensée au quotidien. En effet, c’est un hommage à la femme marocaine et à sa force créatrice car chaque geste de quotidien est une forme de création qui mérite de la reconnaissance. Mon objectif est de rendre cette énergie visible. Ce sont parfois quatre à cinq heures de peinture pour faire une toile pendant laquelle j’utilise les outils du quotidien et c’est la même durée que la femme prend pour effectuer la tâche du ménage.
Est-ce que pouvez-vous un jour changer de thématique et aborder autre que celle de la femme ?
Je ne sais pas sincèrement, l’avenir nous le dira. En effet, mon travail est un laboratoire d’expérimentation, j’expérimente jusqu’à ce que je n’aie plus la possibilité d’expérimenter et c’est à ce moment-là que je pourrais faire autre chose. Pourtant, je pense que la femme est une source inépuisable d’inspiration et qu’il y aura toujours quelque chose à dire différemment.
Est-ce que vous travaillez sur d’autres projets actuellement ?
Une fois j’ai posé l’exposition, j’ai commencé une nouvelle série avec les mêmes outils mais qui est totalement différente de celle exposée actuellement. Cette série, je l’ai travaillée exclusivement en noir et blanc et où je pourrais utiliser du bleu sur noir pour travailler une certaine subtilité sur la toile. D’un autre côté je travaille des dessins détaillés sur de petits formats à l’encre de Chine. Le thème de base de ces œuvres est l’attente. Au moment où je suis en arrêt dans une salle d’attente ou en regardant un film, je prends un bout de papier et un stylo et je commence à dessiner, parfois des formes géométriques, florales et des fois sans même de référence. Je pense qu’il y aura aussi une exposition exclusive pour ces dessins.
Quels sont vos objectifs à court ou à long terme ?
En tant qu’artiste, je souhaite donner de la voix à mon travail et pouvoir exposer partout dans le monde. En effet, le Maroc compte aujourd’hui une nouvelle scène artistique extrêmement présente et douée, avec des artistes prolifiques qui abordent des thématiques extraordinaires mélangeant des cultures diverses et des origines multiples, qui mérite d’être reconnue à l’échelle internationale. De plus, j’espère qu’on crée un mouvement artistique purement africain susceptible d’influencer l’art mondial et que j’aimerais en faire partie.