Récit de voyage (1)
Mohammed Bakrim
Je prends la route tôt le matin. J’aime voyager de jour y compris quand il fait chaud. Destination Souss. L’itinéraire que j’ai choisi pour mon voyage ne manque pas de nostalgie ; il est chargé de mémoire et d’histoire. J’ai programmé d’effectuer le chemin emprunté jadis par mes ancêtres mais dans le sens inverse : Casablanca – Taroudant à travers le col de Tizi N’test ; c’est-à-dire franchir de nouveau le Haut Atlas. Eux, mes parents, émigrés de l’intérieur mais aussi tous mes ancêtres amazighs ont fait ce chemin dans le sens Sud-nord pour répondre aux différents appels où se conjuguent le sacré et la profane.
J’effectue également ce voyage sous le signe de deux auteurs : C.L Strauss avec cette citation éclairante de ma démarche : « Tout autre est le monde où nous pénétrons à présent, monde où l’humanité se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs ». L’autre auteur est Hassan Rachik, anthropologue du « nous », de l’intérieur en quelque sorte puisque c’est un intellectuel issu du terroir, enfant lui-même de ce Haut Atlas fascinant et énigmatique. Anthropologue confirmé, de renommée internationale, Hassan Rachik a été attentif aux changements sociaux qui traversent et bouleversent les structures ancestrales. Le titre de l’un de ses livres résume la problématique qui clôt mon itinéraire : Comment rester nomade ! Je me permets de le citer longuement car interpellé par les changements que j’ai observés dans la vie sociale de mon espace d’origine (le pays du Souss, plus précisément en amont du fleuve du même nom) ; j’ai été confronté à un dilemme théorique : est-ce cela la modernité ? Cette perdition des rites, des comportements, des pratiques… est-elle le prix fort à payer au changement ? Hassan Rachik note au terme de son enquête passionnante sur la société nomade de l’oriental du pays : « La compréhension d’un processus de transformation suppose d’abord la reconstitution des processus sociaux répétitifs qui le précèdent. Nous pensons que pour l’étude des changements sociaux, la description de cette continuité empirique (qui, d’un autre point de vue, peut être interprétée comme une discontinuité, voire une rupture) entre les deux types de processus est fondamentale dans la mesure où elle nous donne l’occasion de décrire et de comprendre à la fois d’actions nouvelles et l’abandon d’anciennes pratiques ». Le passage d’une société nomade à une société sédentaire peut représenter la parabole de grands bouleversements qui touchent la structure sociale composite de notre pays. Notamment dans sa dimension culturelle.
L’impression forte qui s’imprègne dans l’esprit au terme de ces pérégrinations dans le Maroc profond est la déperdition qui frappe toute la dimension symbolique des rapports sociaux. Nous assistons en effet à un processus de standardisation culturelle qui anéantit toute spécificité locale et régionale. Je suis de plus en plus convaincu, suite à ce que j’ai vu et observé, de la pertinence d’un concept forgé par le cinéaste et écrivain italien, Paolo Pasolini, celui du génocide culturel. Concept qu’il a forgé en constatant que son pays était plongé « dans une vulgarité, dans une ignorance et dans une médiocrité jamais connue auparavant ». Je reprends à mon compte le concept de génocide culturel constatant que ce que l’on appelle le Maroc authentique et qui fait sa spécificité est en train de périr sous les coups de boutoir d’une société de consommation effrénée qui balaie sur son chemin pratiques culturelles, traditions culinaires, vies sociales collectives… Une violence symbolique, « symbolique » car ses victimes la subissent avec leur propre consentement, transforme les rapports sociaux dans un sens mécanique, imposée d’en haut. C’est une modernité superficielle qui casse des acquis historiques pour leur substituer des gadgets souvent inadaptés au contexte social et à l’environnement naturel. J’ai cité le cas des pratiques culinaires (la préparation du pain en est un meilleur exemple) mais il y a le cas flagrant de l’architecture et des nouvelles constructions.
Certes, on peut noter avec une certaine fierté l’arrivée de l’eau courante, de l’électricité dans des villages jadis démunis de tout accès aux moyens de la vie urbaine. Cependant, cette arrivée bouleverse certains équilibres forgés dans la durée et dans un rapport harmonieux avec l’environnement. Les nouvelles habitations, signe des nouvelles richesses, construites avec des briques en ciment et des charpentes en fer et selon des normes qui ne prennent pas en compte la spécificité climatique du sud. Le droit au confort comme exigence citoyenne a été mené loin de toute approche pensée et élaborée en fonction d’un développement harmonieux. Ce confort de façade se révèle très vite incompatible avec le rythme de vie forgée par la tradition. De nouveaux villages naissent ainsi dans un mélange de genre qui produit de nombreuses conséquences sociales, hygiéniques et culturelles. Le développement chaotique de nos campagnes explique l’apparition d’un certain nombre de phénomènes inédits dans nos contrées : le vol ; la recrudescence de la criminalité ; l’apologie des thèses religieuses extrémistes. C’est dans un contexte périurbain ou préurbain marqué par une fragmentation sociale et culturelle que se développent les phénomènes extrêmes. Un simple parcours des banlieues de nos villes, ou carrément dans les nouveaux centres urbains en fournit une illustration…
J’arrive à Marrakech sous une chaleur torride. Le ciel est rougeâtre, cela augure d’un orage quelque part vers les hauteurs. Je ne m’attarde pas dans la ville ocre, le temps d’un rafraichissement et de quelques téléphones puis j’aborde la montée en prenant la route nationale 203, celle qui traverse justement le Haut Atlas par le biais du col de Tzi N’test. Chemin mythique chargé de souvenirs, de mémoire et de légendes.
Adrar N’dern. Le Haut Atlas, chaîne emblème de tamazgha ; barrière naturelle aux allures infranchissable n’a jamais constitué une frontière entre le nord et le sud du pays. Ses chemins sinueux sont animés de souvenirs de passages qui ont cimenté l’unité politique et religieuse du pays. Chaque village, chaque vestige est témoin de ce mouvement incessant qui émane du sud pour nourrir le nord de son apport multiple, politique, mystique et culturel (à suivre)