Appartenir à une génération de plasticiens, assez récente, et se singulariser, n’est pas chose aisée. Salah Benjkan est l’un de ceux-là, et il l’a fait à coups de recherches continues et d’expérimentations en technique et surtout en thème.
La première étant, à notre avis, au service de la deuxième. Il s’agit de l’art qui exprime plus qu’il ne montre. Or lorsqu’il montre, il signifie à travers des compositions qui suscitent la réflexion attentive plus que l’œil.
Au début était la couleur
Cela se vérifie devant l’œuvre de l’artiste. D’emblée, on est harponné par l’éparpillement approprié des couleurs, vives dans les toiles assez récentes, ou ternies dans des tableaux antérieurs. C’est selon la période et le stade de la recherche. Par petites plages judicieusement réparties mais sans le montrer platement puisqu’il s’agit d’un acte réfléchi, la couleur créé le thème avant que celui-ci ne s’adjoint la figure ou l’objet, qui empruntent à ce qui est enfoui et tu dans l’inconscient d’abord les contours de ceux-ci, puis leur pouvoir de suggestion. Peindre ici est équivalent à dire. Il n’y est pas question d’ornement ou de composition neutre pour la beauté de la matière ou du geste. Il y a plus.
La couleur dans sa dimension première, pure, fonctionnalisée telle quelle pour signifier et frapper l’entendement. Il y va comme du jeu. Mais un jeu profondément sérieux. La couleur est là pour introduire l’être regardant dans l’arène de la féerie voulue délibérément. Car l’artiste réussit à procurer la vision du contradictoire : rendre compte dans un tableau de l’inquiétude dans un entourage à priori joyeux, dans le tournoiement de la danse, du chant, du pantomime même, puisque certaines figures humaines ont des attitudes mimétiques. C’est la sensibilité multipliée.
Sensibilité accrue à partir de ces deux aspects dans chaque toile. La joie promulguée par les aplats colorés et l’étrange inquiétude diffusée qui enveloppe les figures et les objets.
La femme et l’objet
Des figures partiellement défigurées, les traits comme dessinés d’instinct, les attributs pris selon une vision, toute instinctive d’apparence, obéissant à une idée personnelle préconçue. C’est déformer sans couper les liens avec la réalité référentielle. Il est si intriguant et singulier de s’arrêter vis-à-vis de ces femmes aux seins qui pointent de côté, aux cheveux peints envolés, aux yeux étirés et grossies, et bien sûr affublées d’un corps aux vêtements déglingués et légèrement bouffants et surtout de ces colliers et bijoux qui leur collent comme des emblèmes. Une nudité de parties, pas du corps entier qui n’a pas lieu d’être. On est là devant des taghounjas, poupées de la sacralisation comme du jeu. Les femmes revues dans l’élan de l’enfance refaisant surface au moment de la création. Ils sont filles et non mères. Avec qui on joue et qu’on aime dans une tradition sociétale qui privilégie le secret en amour. On ne peut s’empêcher de replonger en ces instants de l’insouciance. C’est l’univers d’intime superbement restitué par Salah Benjkan. Et ça procède d’une vision picturale des êtres et des objets fondés sur l’instauration de l’approximatif rehaussé au niveau du sens. Voyons le tableau des violoncelles à hauteur d’homme ici représenté par, bien évidemment, une femme revue. C’est encore le ludique qui est mis en valeur, en sa véritable dualité, égayer et révéler la profonde nature humaine tiraillée entre plusieurs penchants opposés sans aucun espoir d’équilibre. Juste vivoter comme essaie de nous les formuler ce travail d’une beauté de songe pas de tout repos mais qui englobe l’âme pressentie.
Le poids du temps
Les œuvres de l’artiste sont autant de vies tirées du fleuve du temps, dans leur moment de vie insouciante, mais teinté d’une présence captée au détour d’une toile. Dans la couleur criante tout d’abord, comme on l’a formulé ci-haut, puis dans le mouvement, deuxième aspect du travail de l’artiste. Dans les toiles, les êtres bougent incessamment, vivent avec frénésie, ils ne sont pas adeptes du statique contemplatif. Ils communiquent, dirons-nous dans l’urgence d’un fait majeur, le passage des choses et la prédominance de ce qui reste et qui n’est que trace, contours, silhouettes…
Mais pourquoi persévérer dans cette manière de les prendre de biais, sans l’attrait de la beauté ni l’harmonie classiques ? Justement, afin de rendre compte du poids du temps écoulé sur ces morceaux de vie. Le temps de la création mêlé à celui de la vie. Car La toile chez lui se présente comme une page blanche qui angoisse puis titille le pinceau. Elle est blanche ou enduite d’une couche de peinture claire, s’ouvrant aux effets de l’inspiration. Vient alors s’affirmer des scènes de rêves simples, des pans du quotidien tout aussi simples, des jaillissements d’un monde d’avant la conscience. À coups de petits aplats criant de luminosité nette ou assombrie, de têtes échevelées esquissées au crayon charbonneux, des morceaux d’un espace. Tout un monde particulier posé à la volée, suivant une sensibilité à fleur de peau. Un lyrisme silencieux collé à l’idée du temps.
Et cela est déjà visible dans la blancheur du fond et dans les interstices parfois, laissées délibérément, afin de dire que ce qui est représenté est plutôt souvenir, reliquat, afflux de l’ancien après la vie antérieure. On est là non pas dans la contemplation mais dans l’implication que l’artiste veut complète. Il l’a sentie dans son atelier au moment de la recherche qui aboutit des fois, et alors elle s’éprouve lors de l’exposition finale sur un mur illuminé et glacé. Il s’agit de l’art, osons le mot, communicatif.
M’barek Housni