Enseignement supérieur: À hue et à dia

Par: Mustapha Labraimi

Au moment où il s’avère que le savoir implique une nouvelle phase de l’évolution des sociétés, les processus d’apprentissage et d’innovation semblent être en panne dans la nôtre. Malgré les dépenses importantes souscrites par l’Etat, depuis l’indépendance du royaume, pour l’éducation nationale, au sens large du terme, et à l’opposé des sacrifices consentis par les familles à cet égard, la situation de l’enseignement à tous les niveaux ne semble pas répondre à l’ambition déclarée dans l’émergence économique et la gouvernance démocratique de notre société.

L’Université, à quelques exceptions près, est devenue «une grande garderie» où des ados passent trois années au moins pour se rendre compte de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Subissant un enseignement sans aucune attache avec la réalité sociale, ces jeunes apprennent l’oisiveté et la débrouillardise pour que les semestres soient validés au lieu de se motiver pour un parcours aboutissant à la vie active et responsable. L’enseignement supérieur «crache», plus que jamais, des chômeurs bradés de diplômes qui ne leur servent à rien. Pire, il est décrié par les responsables eux-mêmes sans qu’ils puissent développer une alternative. Le diagnostic du Président de l’Université Mohammed V est sans appel : une licence fondamentale qui ne sert à rien et qui est obtenue dans les temps impartis par seulement 20% des étudiants inscrits.

Le mouvement étudiant reste agité par des houles obscurantistes de tout bord, pour qui la tolérance est la pire des ennemies. Depuis sa crise dans les années soixante dix du siècle dernier, il n’est pas arrivé à se relever de l’interdiction de son organisation syndicale. La perpétuation de cet état montre l’état d’infantilisation dans lequel sont maintenus les étudiants malgré une présence formaliste dans les conseils d’établissements. C’est aussi une preuve de l’intégration de l’université dans son environnement, avec ses tares, sa médiocratie et ses dysfonctionnements.

Quant au corps professoral, il est devenu plus attentif à la «grille» lui assurant la promotion promise qu’à l’efficience de sa pédagogie. L’Université marocaine ne promeut plus les valeurs de l’émancipation, de l’égalité, de la démocratie participative, de la justice sociale et de la réalisation de soi par le travail assidu et honnête. Elle est devenue un secteur comme les autres où la corruption et la dépravation côtoient les pratiques issues de la marchandisation des rapports universitaires. La Cour des comptes s’en est émue jusqu’à demander à des présidents d’université de ne pas vaquer aux vacances estivales afin de répondre à ses interpellations.

Les enseignants-chercheurs (tant qu’ils arrivent à maintenir cette dénomination), ne savent plus à quel saint se vouer. Entre les divergences syndicales et la fragilisation du SNESup, les enseignants-chercheurs se trouvent de plus en plus réduits à une comptabilité horaire beaucoup plus qu’à l’exercice d’une pédagogie pour promouvoir la société du savoir dont ils doivent être les initiateurs. L’Université ne semble plus accorder un intérêt au devenir de la société marocaine. Déjà qu’elle peine à appliquer convenablement son autonomie, elle est devenue conservatrice pour essayer de se maintenir par les prérogatives qu’elle détenait par la force du savoir et de son implication dans la transformation de la société. La concurrence privée la confine dans une position marginale alors qu’elle n’arrive que très rarement à imposer son leadership dans les domaines de la connaissance et de sa transmission. La recherche développement se fait ailleurs que dans les locaux des établissements de l’enseignement supérieur, sauf cas rarissimes.

Reste l’administration de l’enseignement supérieur ; elle tend de plus en plus à se comporter à l’instar de l’administration nationale, dans ses tares. Dans les établissements, elle souffre du manque de motivation et de la routine quotidienne sauf pendant les pics encadrant l’année universitaire. Au fait, elle ne manage rien ; elle subit avec les moyens du bord ; cela d’autant plus qu’elle n’est pas formée pour conduire et/ou participer à la mise en œuvre des projets des établissements universitaires. On fait avec, comme l’on dit, sans plus.

Comme partout dans notre beau pays ; on dispose ainsi de deux ensembles disjoints et dissemblables pour l’enseignement supérieur, public et privé. Le public, soumis à ses inerties et partagé entre, d’une part, des instituts, écoles et facultés à numerus clausus ayant des objectifs précis dans la formation des cadres et, d’autre part, des établissements qui absorbent le résidu des bacheliers sans pouvoir répondre aux véritables besoins de la société dans les domaines économique et culturel tout en assurant le partage de la connaissance au maximum. Le privé, preuve du désengagement de l’Etat, sans conformité avec le cahier des charges qui l’encadre, et qui s’oriente vers les formations où la logique du profit est déterminante.

Il reste beaucoup à faire pour que les relations entre les deux ensembles soient normalisées et normales afin qu’ils relèvent le défi «d’une économie des connaissances» par la pratique de l’innovation et «d’une société du savoir» pour s’orienter vers «une éthique de la liberté, de la responsabilité et du partage».

Les disparités dans l’Université publique sont telles que «le coût par étudiant dans les filières à accès régulé représente plus de trois fois le coût par étudiant dans les établissements à accès non régulé». Celles de l’enseignement supérieur privé, reconnues par les investisseurs eux-mêmes, résident dans l’hétérogénéité, l’imperfection et l’incapacité. En d’autres mots :  «on trouve un certain nombre d’écoles de bon niveau qui attirent un nombre important d’étudiants, à côté d’un plus grand nombre de petites écoles qui peinent à atteindre la taille critique et qui ne disposent pas des infrastructures et des moyens nécessaires pour un fonctionnement optimal». Le privé évolue par la reconnaissance par l’Etat (et sa participation !) de huit universités privées et par le recyclage des retraités du public pour diriger ses établissements et défendre ses intérêts propres en faisant croire en sa capacité «de tirer l’ensemble du secteur vers le haut, en créant une émulation bénéfique». On attend toujours !

Cette volonté de transformer l’enseignement supérieur au Maroc ne date pas de ce jour. Elle a été réalisée au début du siècle par la mise en œuvre des dispositions de la loi 01-00, elle-même induite par les travaux consensuels de la COSEF et l’adoption de la Charte nationale de l’éducation et de la formation. L’ambition exprimée alors était de faire de l’Université «une véritable locomotive du développement économique scientifique, économique et culturel du pays et un vecteur essentiel de son rayonnement universel». Répondant partiellement à un besoin de sortir de crises itératives qui secouaient l’Université, la réforme fût débauchée par la défaillance des moyens envisagés pour être mis à la disposition du secteur et par une «adaptation» à la mondialisation par l’application mécanique des dispositions du processus de Bologne. Le constat est unanime, au lieu de renforcer «les dimensions intellectuelles, culturelles, sociales et techniques» de l’enseignement supérieur, la réforme est entrain de battre de l’aile malgré un programme d’urgence fort coûteux adopté après une décennie consacrée à l’éducation et à la formation.

La fuite des cerveaux est de plus en plus ressentie. C’est la remarque effectuée par une étudiante qui constate de fait que les meilleurs étudiants de sa promotion ont tous quitté le pays pour d’autres horizons pour se perfectionner et aussi servir de THQ (Travailleurs Hautement Qualifiés) dans les secteurs les plus utilisateurs en technologie de pointe et dans des secteurs de services, là où l’économie de la connaissance est mise en œuvre.

La recherche, sans laquelle l’enseignement supérieur n’a aucune existence réelle en relation avec les problèmes de développement de la société, se réduit à la production de discours sur ce qu’il faudrait faire sans que les autorités gouvernementales ne s’en soucient. Ils ont d’autres soucis, d’autres priorités et sans volonté réelle pour la consolidation d’une recherche nationale liée au développement inclusif avec les moyens dont on dispose. Les Marocain(e)s reconnues dans ce chapitre sont des expatrié(e)s. C’est triste de le dire, mais avec tout le respect que l’on leur doit, les autochtones font du remplissage sans plus. C’est là un problème qui relève de la consolidation de l’édification de l’Etat national, démocratique et moderne dans son approche d’émancipation et de souveraineté.

Au fait ; et globalement, on peut affirmer que les responsables de l’enseignement supérieur au Maroc savent exactement ce qu’ils font et ne commettent aucune erreur ni dans leur appréciation ni dans leur gestion. Le seul problème c’est qu’ils mènent leur action en tirant le secteur dans son ensemble «à hue et à dia». Si les dégâts sont là, l’espoir est encore plus grand pour faire sortir l’enseignement supérieur du marasme dans lequel il se débat afin de préserver et valoriser notre capital humain, le seul qui prévaut.

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