Dans cette série d’articles, professeurs universitaires et intellectuels de tous bords relatent leur relation avec l’univers de la lecture. Chacun, à travers son prisme, nous fait voyager dans le temps, pour nous montrer comment un livre a influencé sa trajectoire académique et même personnelle, en lui inspirant une vision du monde.
«La lecture est une sorte de Re…présentation du monde qui nous entoure. C’est aussi une pratique complexe et même interactive qui pourrait se transformer en acte d’écriture», déclare Hassan Habibi.
Il faut dire que sa trajectoire personnelle constitue de fait une réfutation de toutes les doctrines déterministes: comme quoi l’individu demeure, en dernier lieu, l’acteur principal de son destin et ce, quelles que soient ses conditions d’existence.
Natif de Casablanca, Hassan Habibi, professeur en communication, entretenait, depuis son jeune âge, une passion démesurée pour les lettres en dépit d’un milieu social défavorisé. Chaque jour, en sortant de l’école vers 17h00 et à l’insu de sa mère, il ne manquait point l’opportunité pour aller se promener à «Souk El Kalb», situé en face de leur demeure. Pour lui, c’était le summum du bonheur!
Dans cet espace, l’enfant des Carrières centrales va tomber sous le charme des narrateurs des Contes légendaires de la littérature préislamique tels Antara Ibn Chaddad ou encore Imrou’l Qays, entre autres.
«Les gestes du conteur, la magie et la puissance de ses paroles me transportent dans un monde imaginaire. Ecouter était pour moi une manière de lire à telle enseigne que je ne fais, jusqu’à nos jours, aucune distinction entre lire et écouter», raconte-t-il au journal Al Bayane. «Et c’est à partir de ces moments inoubliables qu’une histoire d’amour avec la lecture va naître», se rappelle-t-il.
La langue n’est pas un outil figé
Une fois son certificat d’études primaires en poche, notre interlocuteur va intégrer le collège «AlMoustaqbal» avant d’être expulsé pour des raisons purement disciplinaires. Une situation qui l’a contraint de travailler comme apprenti chez un tailleur du quartier durant plusieurs mois. Sa mère, qui assumait la responsabilité de la famille, devait ainsi faire un parcours de combattant pour que son fils rejoigne de nouveau les bancs de l’école. Après moults tentatives, elle finit par obtenir gain de cause pour qu’enfin, Hassan retrouve une place au collège «Tarik» à Sidi Bernoussi.
Au sein de cet établissement, notre interlocuteur sera amplement influencé par son professeur de langue arabe, un certain Mohamed Ennaji, originaire de Tétouan et porteur d’idéaux de la gauche. «C’est lui qui m’a inculqué le goût de la lecture», relate-t-il.
«Son style charismatique, son sens pédagogique et sa façon de communiquer avec les élèves ont exercé une fascination sur mon imaginaire. Je tâchais même, à l’instar de lui, de me procurer le journal Al Mouharir. Je peux même affirmer, qu’à partir de ce moment-là, c’est un nouveau Hassan qui avait vu le jour et qui n’avait rien à voir avec celui du passé», avoue-t-il. Et de poursuivre : «c’est grâce à ce professeur que j’ai pu aiguiser mes connaissances en littérature arabe (Tawfiq al-Hakim, Taha Hussein…) grâce à la gentillesse qu’il eut de mettre à notre disposition sa bibliothèque personnelle», se remémore-t-il.
L’enfant de Hay Mohammedi se souvient encore du poème qu’il écrivit en arabe dialectal alors qu’il avait à peine 13 ans, intitulé «le sang trahi» et qui portait sur l’assassinat de l’artiste Boujmii, membre du groupe légendaire Nass El Ghiwane.
«A travers ce poème, jaillissait un sentiment d’intuition quant à une éventualité d’assassinat de l’artiste Boujmii, car ce dernier était une personnalité très influente auprès des gens, avant que plusieurs journaux n’évoquent par la suite une forte hypothèse de son meurtre. Faut-il encore souligner que la poésie a suscité à l’époque une admiration totale de mon professeur et conforté, par conséquent, ma détermination», dit-il en substance.
Au Lycée Mokhtar Soussi, Hassan va faire la découverte de l’écrivain marocain Mohamed Zefzaf. Son livre «Maisons basses», un recueil de nouvelles, va le plonger dans une démarche critique, le poussant à douter des certitudes colportées par les défenseurs de l’orthodoxie linguistique.
«Après la lecture de la nouvelle «l’Eboueur», je suis parvenu à la ferme conviction que la langue n’est pas un outil figé, loin s’en faut. C’est un moyen de communication évolutif devant traduire l’identité fondamentale d’une société quelle qu’elle soit, d’où la nécessité de briser le cercle dogmatique consacrant la sacralité de la langue», martèle-t-il.
Choukri est mon papa de l’écriture
Cette conviction va se confirmer davantage à la Faculté des lettres d’Ain-Chok où l’auteur du recueil, «Au-delà de la rivière», est tombé sur «Le Pain nu» de Mohamed Choukri et ce, sur conseil d’une amie de classe.
«Ce récit autobiographique, qui fut pour moi un chef-d’œuvre et qui constitue une description parfaite des actes de cruauté et de la désintégration sociale. Mais ce qui m’a plutôt plu davantage, c’est le style utilisé par l’auteur que je trouve fascinant et qui m’a permis de trouver des réponses quant à l’utilité de l’acte d’écriture», note Hassan Habibi, avant de mettre l’accent sur le fait que «l’écriture est un bel acte de transcription de la réalité, que cette réalité soit amère ou agréable».
C’est partir de ce moment-là que l’étincelle de l’écriture va se déclencher en lui. Avant même de terminer le livre, Hassan va prendre refuge dans l’intimité de sa chambre pour se lancer dans l’aventure de l’écriture en catimini. «Le récit de Choukri m’a procuré une joie incommensurable, étant donné qu’il a changé catégoriquement ma vision du monde. En fait, je trouvais que mon entourage immédiat constituait une mine d’or voire une source d’inspiration pour entamer l’expérience de l’écriture. Bref, Choukri fut pour moi le papa de l’écriture», souligne Hassan. Et ce n’est pas tout, «il m’a été aussi d’une utilité considérable, car il m’a démontré qu’il est tout-à-fait possible de s’affranchir des codes linguistiques figés et établir des passerelles entre la langue exprimée par le commun des mortels et la langue soutenue», avance-t-il.
Après avoir obtenu une licence en littérature arabe, Hassan va mettre le cap sur l’Hexagone où il va se spécialiser en morphologie et phonologie avant de décrocher un doctorat d’Etat à l’Université de la Sorbonne. Une occasion propice pour découvrir aussi la littérature des Lumières à travers Marcel Proust, qui fut son auteur de prédilection. Ce choix s’explique, selon notre interlocuteur, du fait que l’auteur accorde une importance cruciale aux détails minutieux qui font la force de ses écrits et donnent un sens aux mots. Cela étant, l’écriture doit refléter la réalité des choses, capturer les séquences de la vie quotidienne. Il s’agit plutôt d’une mise à nu des relations humaines, conclut Hassan Habibi.
Khalid Darfaf