Les relations sociales seront-elles reconfigurées par la Covid 19?

«Nulle pierre ne peut être polie sans friction, nul homme ne peut parfaire son expérience sans épreuve» – Confucius

Par Omar El Kindi

Le très minuscule virus «SARS-CoV-2» baptisé «Covid 19» par l’OMS et, à titre anecdotique, «féminisé» par l’Académie Française (!) aura causé la plus grave et, surtout, la plus foudroyante crise multidimensionnelle de notre histoire récente, dont les effets immédiats ne sont pas près de s’éteindre de sitôt. Nul doute que nous mettrons (très) longtemps à nous en remettre tellement elle aura ébranlé nos certitudes et les dogmes les plus partagés.

En moins de six mois, ce fichu virus a infecté plus de 5.600.000 personnes, dont 1.700.000 dans les seuls Etats Unis d’Amérique, et causé la mort de près de 350.000, en moins de six mois. Il a chamboulé et compliqué la vie de milliards d’individus, dont près de 2 milliards ont été contraints à se terrer de gré ou de force pour, leur a-t-on ordonné, en limiter la propagation. Il a mis, brutalement, à l’arrêt l’économie mondiale et forcer les Etats, y compris les plus néolibéraux d’entre eux, à réhabiliter les bonnes vieilles recettes keynésiennes pour limiter les dégâts sur leur système économico-financier et sur les populations. Il a figé le monde culturel et réduit les plus résilients des artistes à se rabattre sur les réseaux sociaux pour s’exprimer, consacrant ainsi la «victoire des GAFA» symbole de la destruction de pans entiers de la culture, depuis l’invasion du streaming, des podcasts et des producteurs de contenus sur Internet.

La pandémie a, surtout, ôté le voile de l’indifférence et de l’hypocrisie sur les cruelles inégalités, jusque-là tolérées et occultées, entre les individus, entre les groupes sociaux, entre les territoires et entre les pays. Il a montré les limites et fragilisé les coalitions étatiques type Union Européenne et rétabli, de fait, les égoïsmes nationaux dans une série de situations inimaginables, il y a encore quelques semaines ; tels ces représentant(e)s de grandes puissances économiques s’étripant sur les tarmacs chinois pour des cargaisons de masques de protection ou ces pays qui ont détourné des cargaisons de matériels sanitaires destinés à d’autres pays … amis !!

La Covid 19 aurait, diront des analystes lucides, sonné le glas de la mondialisation dans sa configuration actuelle, au grand dam des intégristes de la division internationale du travail portée et imposée par les multinationales, depuis la fin de la 2ème Guerre Mondiale !! Ce sera, probablement, l’effet structurant le plus durable et dont l’impact pourrait mettre à mal les économies, et par conséquent les populations, des pays émergents, comme le nôtre.

Dans notre confinement imposé, nous avons eu tout loisir de nous abreuver, de jour comme de nuit, de statistiques macabres et de messages de sensibilisation plus ou moins réussis, parfois infantilisants. Nous avons navigué entre les chaînes TV et autres médias numériques qui à la recherche d’explications, surtout les plus rassurantes, qui pour confirmer que l’approche de notre pays dans ce combat mondial est l’une des meilleures, et qui pour lire et entendre des analyses multidisciplinaires fondées qui ont essayé de mettre en perspective les effets immédiats et à venir de la pandémie que nous subissons. L’offre était telle que, forcément, chacune et chacun y ont trouvé réponse à leur quête. Et ce n’est pas le temps qui aura manqué à celles et ceux que les conditions matérielles du confinement le permettaient!!

Par-delà les ressentis, je considère, sans prétention aucune, que la réflexion devrait porter sur l’après Covid 19 et sur ce que pourrait ou devrait être la vie sociale. Car, tôt ou tard, le minuscule virus finira par ne plus faire parler de lui que dans les revues de diverses spécialités, dans les documentaires et dans les œuvres littéraires ou artistiques, à l’instar des autres pandémies que l’humanité a connues. La polémique malsaine sur l’hydroxychloroquine ou la bagarre indécente des entreprises pharmaceutiques américaines pour la commercialisation d’un vaccin pas encore découvert auront cessé depuis longtemps et que seules les futures personnes âgées, que sont les jeunes aujourd’hui, et le successeur de Google s’en souviendront, peut-être.

Les règles ou gestes «barrières »et autres contraintes que nous avons découverts avec la Covid 19 ont totalement modifié notre relation à «l’autre», qui est la base du vivre ensemble.

C’est ainsi que nous autres marocain(e)s, quasi-naturellement tactiles et très porté(e)s sur les embrassades et les accolades, avons été obligé(e)s de refréner nos élans, même envers nos intimes et nos proches en toutes circonstances, avec toutes les frustrations que cela crée. Je suis convaincu que plus d’un(e) doit penser que « ce n’est que partie remise ». Mais, il n’en restera pas moins que nous ne sommes pas près d’oublier cette terrible épreuve de notre affect.

Le lavage des mains au savon, règle d’hygiène élémentaire unanimement admise, est devenue avec la pandémie et la campagne de sensibilisation qui s’en est suivie, une préoccupation lancinante, voire obsédante. Depuis, le savon a retrouvé le rang qu’il avait, avant d’être détrôné par les produits cosmétiques sophistiqués chez les CSP+. Nul doute que notre regard sur ce produit ne sera pas plus le même et qu’il nous rappellera, pour encore longtemps, la péripétie Coronavirus.

Nous avons été obligé(e)s de mettre un masque chaque fois que nous devions évoluer en public ; disposition respectée sans grand enthousiasme puisqu’elle a nécessité la mobilisation de la force publique. La rue comme les commerces étaient devenus des lieux de bals masqués anxiogènes. Car, cet accessoire de protection, qui a acquis un statut mythologique et qui avait été inventé au XVIIème siècle pour protéger les médecins de peste et règlementé à la fin de la 2ème Guerre, n’était connu chez nous que dans les hôpitaux, principalement. Le faire porter par tout le monde ne pouvait, par conséquent, ne pas se passer banalement !! Là aussi, il y a fort à parier que ce petit bout de tissu ne disparaitra pas de sitôt de notre espace public.

Et puis, cette règle de «distanciation physique» appelée malencontreusement «distanciation sociale» aura été la règle de trop pour nous qui privilégions l’attroupement quasi-instinctivement, en tous lieux et en toutes circonstances. Voir des personnes portant masques, centaines avec des gants, alignées devant un magasin à plus d’un mètre les unes des autres était, pour le moins, surréaliste. D’autres spectacles l’étaient bien moins ; tel ces enfants français assis dans la cour de récréation de leur école, dans des carrés de plus d’un mètre de côté !! Assurément que plus tard des spécialistes des sciences sociales nous diront que cette situation n’était pas aussi facile à vivre qu’il y paraissait. Ou peut-être que d’autres plus consensuel(le)s nous montrerons en quoi cette «distanciation physique nous aura rapprochés», partant de l’observation que notre acceptation aura été pour protéger «l’autre».

Plusieurs commentaires irrespectueux, voire injurieux et donc inacceptables, de photos et de vidéos publiées sur les réseaux sociaux montrant plusieurs de nos compatriotes ne respectant pas toutes ces règles ont alimenté des préjugés exprimés en sourdine bien avant la pandémie. Sans compter que cette règle correspond à une révolution culturelle qu’il n’était pas aisé d’épouser en un clic, les réactions exprimées ont de quoi inquiéter sur la fracture sociale ainsi étalée en plein écran.

L’introduction du travail à distance ou «télétravail» aura été un autre important marqueur de l’évolution sociale provoquée par la Covid 19. Au lieu d’aller sur le lieu de travail rencontrer «les autres», des milliers de personnes ont été contraintes à travailler à leur domicile, avec tout ce que cela comporte comme frustrations et risques de déconnexion sociale. Par-delà les difficultés de mise en œuvre rencontrées par les travailleur(e)s, en particulier les femmes, cette disposition qualifiée abusivement de novatrice risque de consacrer un nouveau mode d’exploitation dans lequel l’investissement de l’employeur serait quasi-nul et les relations de travail «virtualisées». Après la dépersonnalisation des relations de travail par Uber, Amazone, Jumia, etc. nous voici poussés par le Coronavirus vers l’inconnu virtuel.

Toujours dans le monde du travail, la pandémie a inversé la hiérarchie de l’utilité des métiers. Les personnes en première ligne, dont les métiers étaient sous-estimés, voire méprisés, ont bénéficié de la reconnaissance de tout le monde (personnel de santé, agents de propreté, personnel de magasin d’alimentation, agriculteur(e)s, transporteur(e)s, livreur(e)s, police, gendarmerie, protection civile, etc.) Ces métiers, dont la plupart étaient les premiers externalisés par les entreprises publiques et privées, ont retrouvé, du moins aux yeux et dans le cœur du public un statut qui n’aurait jamais dû leur être enlevé. La Covid 19 aura, probablement, été plus efficace, en tout cas plus persuasive, que plusieurs centrales syndicales, ici comme ailleurs. Elle aura permis d’ouvrir des perspectives d’amélioration matérielle, mais surtout le changement de regard sur ces «sous-métiers».

Au début de la pandémie, la Covid 19 était qualifiée cyniquement de virus non discriminatoire qui attaque tout le monde ; puis des doctes spécialistes ont décrété que les personnes âgées étaient les plus vulnérables devant le virus au contraire des enfants qui lui sont insensibles. Il s’en est suivi un comportement social qui relève de la tragédie ; des responsables politiques, publiquement ou en «off», ont décidé de laisser mourir les vieux. Cela arrangerait les caisses de protection sociale en difficulté chronique, et favoriserait l’avènement rapide du seuil d’«immunité collective». Au diable les grands principes du respect des ainé(e)s et de la Déclaration Universelle des Droits Humains. Confondant la crise sanitaire avec la guerre, des politiques se sont égarés. La situation dramatique et le nombre incroyablement élevés des décès découverts dans les HEPAD en France et les Résidences pour Aîné(e)s au Québec sont glaçants. Faut-il imputer cette ingratitude à la pandémie ? J’ai peine à le croire. Puisse cette inacceptable et malheureuse situation nous serve d’alerte pour ne pas changer les relations responsables et respectueuses que nous avons avec nos aîné(e)s, avec ou sans la Covid 19.

Autre situation humainement insupportable est celle des personnes bloquées hors de chez elles, dans d’autres pays pour cause de fermeture des frontières. En plus des difficultés matérielles que l’on peut, aisément, imaginer (très) grandes, cette situation incompréhensible serait, elle aussi (!) due au Coronavirus!

Mais, la peur d’être contaminé par «l’autre», qui a sous-tendu la dictée des «règles barrières», comme son nom l’indique, me parait être un marqueur psychologique pour l’avenir de nos relations sociales qui rappelle la phrase de Jean-Paul Sartre, «L’enfer, c’est les autres», dans sa pièce de théâtre «Huis clos». Il aurait vécu, aujourd’hui, Sartre aurait sûrement choisi le titre « Barrières». Saurons-nous nous en libérer ? Je ne sais, mais en tout cas, pas avant longtemps si on peut croire ces scientifiques, qui ont quelque mal à se mettre d’accord sauf sur la présence du menu virus, parmi nous, pendant encore quelques mois si ce n’est plusieurs années !

Et après?

D’autres aspects de notre vie ont été impactés directement ou indirectement par la pandémie et méritent développement ou, mieux encore, (plusieurs) débats, car ce que nous avons vécu et que nous vivons encore est tout sauf banale et passager. Partant, des penseur(e)s crédibles, comme d’autres qu’ils le sont moins, en appellent à un changement radical de paradigme. Notre réflexion devrait, par conséquent, être centrée sur les composantes qui doivent en constituer la base et qu’il faudra négocier pied à pied avec les forces sociales (nombreuses) qui conçoivent le «changement dans la continuité» :

 Droits (Universels) Humains – Démocratie sociale – Environnement et croissance économique – Mondialisation équilibrée – Modèle de Développement (Social), etc…

Tout un programme, me direz-vous ; mais nous ne pouvons sortir d’une telle épreuve et continuer comme si rien ne s’était passé. D’autant que nous, comme les autres de par le monde, n’en sortirons pas dans le mieux de notre forme!!

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