L’individu est de retour

«Méfiez-vous des parachutistes» Fouad Laroui, bientôt en arabe

Par Haibatna Elhairech

Méfiez-vous des parachutistes est le titre d’un roman de Fouad Laroui. Il se trouve que je l’ai moi-même traduit vers l’arabe (en cours de publication chez les éditions de la Virgule à Tanger), mais telle  n’est pas  la question, pour oser parodier le  sacré propos de Shakespeare.

Ce texte, écrit avec grand humour, est une lecture critique d’une société en lente évolution, ballotée entre un traditionalisme qui s’accroche au fétu de la vie, et un modernisme qui se déclare, s’annonce, s’établit insensiblement, s’immisce à pas feutrés, à pas de loup. La tortue de la modernisation est partie ; certes, elle traîne avec elle des casseroles, mais des casseroles d’alerte, de contestation, de protestation, d’amertume…

Machin, personnage principal du roman, d’origine marocaine, ingénieur des Mines, achève ses études en Europe, où il s’imprègne de la culture occidentale, se familiarise avec les grandes idées du monde moderne : universalisme, mondialisme, liberté, abondance, consumérisme, existentialisme, individualisme, etc., et revient au bercail pour mettre en acte ce qu’il a en puissance, c’est-à-dire ce qu’il a appris ailleurs. La société pour laquelle il  travaille, met à sa disposition un appartement dans un immeuble chic dédié au personnel. Et là, il découvre le vrai visage de la société (société qui l’embauche et société en général, la partie et le tout) : commérages, intrigues, calculs, oisiveté, népotisme, servitude volontaire, paresse, et j’en passe. Tout une farce existentielle que l’auteur peint avec brio : «Se lever, tirer sa révérence, résolument s’abstraire, s’abolir, abolir l’inconvénient d’être né, se dissoudre dans l’éternel silence, cristal redevenir, réintégrer le cycle de l’azote, concourir ainsi à la perpétuation de cette vaste farce…».

 Si Machin n’a pas de prénom («Qui êtes vous ? Voilà bien la seule question à laquelle jamais je ne pourrai apporter une réponse satisfaisante. Qui suis-je, en effet ?»), donc pas de généalogie dans un pays qui sacralise les origines, c’est parce qu’il a décidé une fois de sa vie d’être un individu. Et la collectivité ? Et la grande communauté ? Un individu, une personne. Personne. Personne dans les deux sens du terme : un étant et rien : «Tout homme qui n’arrive pas à concevoir qu’il est peut-être de trop est une brute». Ce qui rejoint à la limite l’analyse de Jean Baudrillard : «Cette formule «surréfléchie» (se personnaliser soi-même… en personne, etc. !) livre le fin mot de l’histoire. Ce que dit toute cette rhétorique, qui se débat dans l’impossibilité de le dire, c’est précisément qu’il n’y a personne». Un quidam vient de nulle part pour lui planter un arbre généalogique qui défie le temps avec des racines célestes, des racines fassies (de la ville de Fès). Et pourquoi pas le nomme Sidi Machin ? et comme cela il aura une odeur de sainteté. Toutefois, pour choisir l’arbre convenable, il faut d’abord pipeauter:

«-Des Machin de Meknès ? Ceux des appareils à décortiquer les cacahuètes ?

-Je ne sais pas. J’ai peut-être de la famille à Meknès, mais je ne les connais pas.

-Ou alors, les Machin de Taza, ceux des prothèses dentaires ?

–  Connais pas. Il devint anxieux.

-Voyons, voyons…

-Il y a aussi les Machins d’Agadir, ceux du fourrage pour chameaux…

-Écoutez, je suis Machin de Paris, celui des Mines, et je ne connais personne».

Un jour, dans la rue, un parachutiste du nom de Bouazza lui tombe dessus. «D’où il sort  celui-là ? », dit-il. Il tombe du ciel. Cela s’appelle chute qui donne au parachutiste sa raison d’être : vivre en intrus chez ce solitaire qui a grand besoin d’un coup de main pour se réintégrer dans le sol de ses ancêtres. Il l’accompagne chez lui, et prend la décision unilatérale de ne plus le quitter. Il s’habitue, l’habitude est difficile, dit le dicton. Il est là dressé comme une stèle funéraire pour lui réapprendre à vivre, peut-être même pour le lui apprendre pour la première fois. Une fois installé, les pieds fermes sur le plancher de l’appartement, il lui prépare des tajines aux prunes, des crêpes, s’occupe même de son habit puisqu’il lui  achète une djellaba à son goût (Machin qui paie bien entendu, le parachutiste tire le diable par la queue). Machin le voit ainsi : « Il y a quelqu’un d’autre qui est en train de me remplir, qui me vole mon corps, qui ne me laisse qu’une petite place au fond de mon cerveau…».

Machin essaie tant bien que mal de trouver un stratagème  pour renvoyer l’intrus sans le vexer, mais rien ne lui réussit. Ce qui se mijote dans la tête du chameau, est déjà cuit dans la tête du chamelier. En dernière instance, il se résolut d’accepter le réel (dans ce cas la compagnie de l’inconnu) tel qu’il est en taôiste qu’il est. Taôiste qui s’ignore!

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