Créée en 2010, la chaîne Tamazight a pu, contre vents et marées, s’imposer dans le champ médiatique national. La chaine a lancé dernièrement un projet de diffusion multipiste, une technique qui devra permettre aux téléspectateurs de voir et regarder des émissions dans les trois dialectes (Tachelhit, Tamazight et Tarifit). Un projet important, selon le directeur de la chaîne. Mohamed Mamad annonce par ailleurs que cette année, la chaine va relever un autre défi, à savoir diffuser ses programmes 24h sur 24h.
Al Bayane : Un petit aperçu historique sur la création de la chaine?
Mohamed Mamad : La chaine a été créée bien avant sa date de lancement. Ce projet remonte précisément au 17 octobre 2001, date du discours historique d’Ajdir prononcé par SM le Roi Mohammed VI, dans lequel le Souverain a demandé à ce que la langue et la culture amazighes soient promues par tous les moyens possibles. Je reprends les mêmes termes utilisés par Sa Majesté à l’époque dans son discours. Juste après, l’Institut Royal de la Culture Amazighe dont la mission était de permettre le développement de l’amazigh sur le plan académique et par tous les moyens possibles, a vu le jour. Après la création de l’IRCAM, une commission a été mise en place à l’époque par Mohamed Nabil Benabdallah, alors ministre de la Communication, à qui je rends un vibrant hommage, du fait de sa contribution à la valorisation et au développement de la culture et la langue amazighes à travers les chaines audiovisuelles, notamment Soread 2M et la SNRT. Ladite commission a eu pour principale mission d’introduire l’amazigh dans la grille des programmes de 2M et de l’ensemble des entités qui dépendent de la SNRT.
Le ministre à l’époque était très motivé par ce dossier. Il nous a véritablement boostés, pour que ces programmes soient conçus et mis à l’antenne dans les plus brefs délais. Mieux encore, Mohamed Nabil Benabdallah est allé au-delà des décisions de la Commission. Il nous a demandé de créer d’autres émissions et débats en amazigh… Il a fait preuve d’une véritable volonté politique pour le développement de l’amazigh sur le plan de la communication et de la formation. Lorsque cette commission a terminé ses travaux, il lui a été demandé de réfléchir sur d’autres projets. Nous nous étions dit que cette commission est un lieu pour approfondir la réflexion sur les moyens susceptibles de développer véritablement la culture et la langue amazighes au Maroc.
Juste après, un projet de télévision a été abordé. Au départ, les points de vue étaient contradictoires. Une partie des membres de la commission était totalement contre ce projet. Ils avançaient que si on lançait une chaine de télévision en langue amazighe, cela risquerait à l’époque de «ghettoïser» les problématiques liées à la cause amazighe. Les discussions se sont développées au sein de la commission. Je faisais partie de ceux qui défendaient la mise en place d’une chaine de télévision. Selon moi, ce n’est pas le projet lui-même qui posait problème, mais le concept. Il fallait réfléchir à un concept permettant aux problématiques liées au dossier de l’amazigh au Maroc d’être débattues de façon claire, démocratique et transparente.
Je me suis dit qu’il valait mieux créer une chaine de télévision, puisqu’il ne s’agit que d’un contenant, le contenu viendrait après. J’estimais que c’était à nous de réfléchir à la meilleure façon de concevoir les contenus de cette chaine. A l’époque, il y avait de nombreux débats sur le concept de la chaine. Puisque le projet coûtait cher, il ne fallait pas se précipiter. Nous nous sommes inspirés des pays où la gestion de la diversité culturelle et linguistique se pose avec acuité, en l’occurrence l’Espagne, la Belgique, la Hollande, la Suisse. Nous avons constitué une commission de 5 membres représentant tous les acteurs concernés par ce dossier. Je faisais partie des membres de cette commission, en tant que représentant de Soread 2M.
Le Maroc est un pays ayant ses spécificités en matière de gestion de la problématique linguistique. Notre réalité est tout autre. Ce qui fait, le projet de Tamazight était malgré ses défauts le meilleur à l’époque et un acquis très important.
Cette année, vous avez lancé le projet de diffusion multipiste, en vue du renforcement et de la promotion de la composante linguistique amazighe dans sa variété et sa richesse. Certains acteurs amazighs estiment que c’est un retour à la situation initiale, notamment à la question de dialectes. Ils avancent que cette diffusion multipiste ne servira pas la langue amazighe standard. Qu’en pensez-vous?
Il n’y a pas lieu d’avoir une telle polémique parce que le projet en soi est positif à 100% et va servir fortement la cause, la langue et la culture amazighes. Nous n’avons rien changé par rapport ce que nous faisions auparavant. Au contraire, avant la conférence de lancement, la chaine pratiquait une diffusion linéaire à sens unique. Aujourd’hui, nous avons opté pour la liberté de choix. Nous avons décidé de donner à nos téléspectateurs et téléspectatrices la possibilité de choisir la composante de la langue amazighe qu’ils maîtrisent le mieux, de même que la possibilité de regarder le programme dans les trois autres langues. «La langue standard» ou la langue de référence reste toujours la langue mère. Nous ne changeons rien. Les programmes en question ont été produits en Tamazight, doublés très souvent en tifinagh et sous-titrés en langue arabe classique. Nous sommes une chaine de télévision, c’est à dire un moyen d’information parmi d’autres. Nous avons des programmes que nous produisons en interne et en externe, avec l’envie et le devoir de les faire connaitre en langue amazighe. C’est déjà un acquis extraordinaire. Notre principe en tant que chaine, c’est la communication. Il faut que les gens qui nous écoutent sachent de quoi il s’agit. Depuis la création de la chaine, nous avons veillé à introduire un lexique commun de la langue mère. La chaine a fait un effort pour la diffusion de cette langue mère. Il faut dire que l’officialisation de la langue amazighe est un processus très long. Nous ne sommes qu’un acteur parmi tant d’autres. Tout le monde doit participer collectivement à la diffusion et la promotion de la langue amazighe. Nous sommes pour la diffusion et le développement de la langue mère. Nous avons le devoir de faire en sorte que cette langue soit connue par tous les Marocains.
Pour augmenter l’audience de la chaîne, une phase d’expérimentation de ce projet s’est étalée sur 15 jours. Quel bilan faites-vous de cette action?
L’un des objectifs de diffusion de ce projet, c’est d’élargir l’audience de la chaine. C’est encore une fois un processus très long. Déjà, c’est un projet qui va permettre à notre grille d’être un peu plus fluide et à nos téléspectateurs de suivre nos programmes sans avoir systématiquement un dictionnaire à coté d’eux. Cela va permettre de renforcer aussi la place de tamazight sur la scène médiatique nationale. Les échéances pour moi s’étalent sur plusieurs mois voire plusieurs années. C’est un processus assez long ! Depuis la conférence, nous expliquons ce projet de façon didactique. Nous avons commencé à diffuser des spots pour avoir un accès facile à nos programmes.
Qu’en est-il de l’augmentation des heures de diffusion à 24h? Pourquoi le contrat-programme a-t-il pris du retard?
La diffusion 24h sur 24h se fera cette année. La présidence de la SNRT, en la personne de Fayçal Laaraïchi, voudrait que les choses soient faites dans les normes et avec les moyens qu’il faut. Concernant le contrat-programme, des discussions sont en cours entre la présidence de la SNRT et le ministère de la communication.
Au Maroc, il y a une absence du marché des programmes. Comment faites-vous pour assurer une grille et une programmation à la fois riche et diversifiée, surtout que la chaine est connue depuis des années pour son manque de ressources humaines ? Le marché de l’emploi en amazigh est frappé par le chômage, où réside le problème exactement?
Aujourd’hui, dans les pays développés, nous trouvons ce qu’on qualifie de marché de programmes dans toutes les langues, que ce soit en anglais, français, allemand… Donc, quand on veut lancer une chaîne de télévision, on trouve déjà un marché de programmes. La chaine tamazight a été créée ex-nihilo, quasiment ex-nihilo, à partir de rien. La SNRT a fait un effort extraordinaire sur le plan technologique, en équipant cette chaine d’un matériel dernier cri. La chaine travaillait à l’époque avec des fichiers. Aujourd’hui, ses infrastructures ont été fondamentalement renouvelées pour permettre aux téléspectateurs d’avoir un accès facile aux programmes et une qualité d’image optimale.
Le marché des programmes étant déficitaire, il fallait disposer d’un véritable stock de programmes, sachant que la chaine est généraliste. Il fallait en même temps répondre à toutes les attentes du public avec un marché de programmes et un stock au niveau zéro. Nous étions obligés de produire au niveau interne, avec des moyens limités. Nous avons profité des moyens de la SNRT, surtout des moyens administratifs, financiers et techniques. Nous avons pu relever le défi. Notre principal défi aujourd’hui, c’est la qualité des programmes.
Pensez-vous que le retard au niveau de la mise en application du projet de loi organique 26.16 définissant le processus de mise en œuvre du caractère officiel de l’amazigh ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et dans les domaines prioritaires de la vie publique freine en quelque sorte le développement de l’amazigh, notamment dans le champ audiovisuel?
C’est une problématique transversale qui concerne pratiquement tous les secteurs de la vie publique. Lorsque tamazight en tant que langue a été officialisée, l’objectif était de faire en sorte que cette langue soit appliquée dans tous les secteurs de la vie. Concernant la mise en œuvre de ce projet, il faut avoir des lois organiques. Sans elles, aucune loi fondamentale ne peut être mise en œuvre.
La HACA a souligné récemment que la langue amazighe représentait 39% (langue arabe 54%) des langues utilisées dans les œuvres cinématographiques diffusées, durant le 1er trimestre 2017. Qu’en dites-vous, sachant que vous avez déclaré récemment devant la presse que «la production interne et externe de la chaîne amazighe est 100% nationale»?
C’est une fierté pour nous que la production interne et externe de la chaîne amazighe soit à 100% nationale, sachant que cette chaine de télévision nationale évolue dans un monde où la concurrence est très forte. Le fait de produire des émissions avec un contenu national est un avantage très important. En ce qui concerne la HACA, je crois qu’aujourd’hui, l’institution, dans tous ses rapports, affirme clairement que la chaine Tamazight a rempli pratiquement 99 % de ses engagements au niveau des cahiers de charge. Sur l’ensemble des programmes importants, nous avons réalisé pratiquement tous les engagements. Nous avons déjà réalisé 16 feuilletons, 4 sitcoms, 16 feuilletons doublés, 120 documentaires. Nous avons fait un effort extraordinaire au niveau de la production. Aujourd’hui, nous avons atteint un rythme de croisière au niveau de la production, surtout au niveau des appels d’offre ouverts et la production en interne. Nous avons atteint 26 émissions avec des moyens relativement faibles.
Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef