Soubassements culturels du Djihadisme : Le roman comme science humaine

 Le Muet  roman de Hamza Marzak

Par Rachid Fettah

Sans  susciter la question de la qualité, vu le nombre annuel des publications, le simple observateur peut constater que le genre du roman se trouve au cœur de la dynamique littéraire. Cette prédominance peut s’expliquer par plusieurs facteurs dont, entre autres les opportunités que certaines maisons d’édition offrent aux nouveaux auteurs. Justement, Les Nouveaux Auteurs est  le nom d’une maison d’édition dont le slogan est :  » Donnez la chance à tous les nouveaux auteurs d’être enfin édités ».

Au sein de la vaste mosaïque littéraire marocaine, pour tout lecteur qui se donne à la lecture dite appréciative, le roman reste un genre difficile à définir, s’il n’est  carrément indéfinissable. Sans chercher non plus à se mettre dans la peau du critique, pour ce même lecteur, il s’avère claire que le paysage romanesque reflète un état des lieux laissant visiblement voir, du moins chez la nouvelle génération d’auteurs, une situation instable marquée de tâtonnement et de trébuchement. Nouvelles plumes, apparemment, sans repères qui tentent de frayer un bout de chemin dans l’immense terrain de la création littéraire.

Face à l’absence quasi-totale d’une critique digne de ce nom, ces nouvelles voix romanesques se trouvent vouées aux faits et méfaits de l’insignifiance. Elles finissent par se réduire à des cris dans le vide, chants de sirènes sans échos. Ainsi leurs textes, traces écrites, s’effacent d’elles même, sous le poids du silence et de l’indifférence. L’état d’âme d’un auteur, qui voit son roman conçu difficilement, dur accouchement, tomber dans l’oubli, sans pouvoir susciter l’intérêt du lecteur, est très significatif, à ce propos.

Sous le titre de Littératures et Littérature, dans son essai intitulé Dans l’intimité de l’écriture, Omar Mounir souligne que « La littérature, c’est d’abord le roman ». P.21. Pour expliciter cette confirmation, formulée en termes clairs et nets, ce romancier doublé de critique lucide ajoute un peu loin :

« Lire un roman, c’est lire une vie. N’est ce pas qu’un moment peut valoir, sous certains aspectes, toute une vie ? Lire une vie, c’est la visiter à travers le labyrinthe de la littérature et de s’imprégner de ses moments les plus intenses (…). Découvrir une vie par la littérature est, des fois, plus enrichissant de la vivre en réalité », citée in Dans l’intimité de l’écriture. P. 42.

Mais, puisque « lire le roman, c’est lire la vie », comment peut-on définir concrètement un roman ? Le dictionnaire Robert le définit par ces termes : « Le roman est une œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaitre leur psychologie, leur destin, leur aventure… ».Telle qu’elle est soulignée, dans toute sa clarté, cette définition à portée générique, est destinée à un vaste lectorat, et non seulement aux initiés, ceux qui exercent l’écriture romanesque. Cestes, beaucoup de ces derniers, dans leurs écrits, répondent aux termes de cette définition, mais l’essence et l’essentiel ne sont pas là, car le sens et la quintessence, dans l’écriture romanesque, restent à puiser en dehors des contours de la définition de Robert.

La vraie définition d’un roman, au sens de création, se concrétise par : le bon choix du sujet, le style comme empreinte personnelle, l’effet de l’écart littéraire traduit par la touche artistique, l’écriture en tant que travail approfondi sur la langue et sur la formulation, la profondeur thématique, le grand souffle narratif, l’intérêt pesant des réflexions qui jalonnent le récit, enfin, par l’acte d’écrire, non seulement comme pure technique, mais, aussi et surtout en tant qu’art mûr.

Malheureusement, au sein de la nouvelle vague des romanciers, rares sont ceux qui se soucient vraiment de ces détails. De ce fait, par leur attitudes insouciantes, conscientes ou inconscientes, ils ignorent que sans ces détails, l’écriture romanesque demeure creuse, sans fond et sans sens, voire un texte sans âme.

A ce propos, cette citation tirée de La revue de Paris, publiée en  Juillet 1923, en dit long :

« Le roman, écrit Lucien Delpech, n’est plus un genre (littéraire), c’est un dépotoir. Il n’a plus d’existence littéraire que le journal, puisqu’on y trouve tout. Non seulement on est en train de tuer le roman, mais on le déshonore ». Quoique  datait de presque d’un siècle, ces propos semblent être toujours d’actualité, quand on pense à la façon dont certains auteurs marocains conçoivent le roman.

Toutefois, dans ce brouhaha littéraire, où dominent ceux et celles qui clament leurs publications haut et fort, de nouvelles voix romanesques surgissent du silence sans tapage. Le roman de Hamza Marzak Le Muet publié au 7ème Ciel édition, incarne une de ces voix.

De prime à bord, pour lire ce roman, avant d’accéder au texte, puisque dans tout roman, le titre constitue le seuil du récit, donc un passage obligé, devant le mot  « Muet », beaucoup pourraient rester pensifs, pris par une foultitude d’interrogations, du genre :

Pourquoi écrire un roman sur un muet ? Est-il le personnage principal ? Est-il muet de naissance ? Ou l’est-il devenu suite à des circonstances de la vie ? Quand et comment ? Qui est-il ?…etc. Ces questions laissent entendre le degré de curiosité que pourrait susciter un tel titre. Etat de mutisme, d’aphonie et de silence. Comment un auteur peut-il donner voix à ce mutisme ? Comment peut-il faire parler le silence ? A travers ces questionnements, ce titre « Le Muet » renvoie à La Brute, intitulé  que Guy des Cars a  choisi pour son roman, histoire où le personnage principal se trouve être un aveugle, sourd et muet.

Pourtant, dans le récit de Hamza Marzak, au-delà de ces questionnements, quand le lecteur passe au-delà de ce titre-seuil, en abordant le début de l’histoire, une espèce de pouvoir inouï va faire de lui une sorte de captif , quelqu’un qui va entrer dans une demeure bien cernée, sans jamais penser d’en sortir. Surtout quand il lira, en guise de fragment du prologue, ces quelques lignes :

« J’étais djihadiste…Je m’appelle Saad, je suis marocain et j’ai fui un camp du sud de la Lybie. On m’a torturé à mort, amputé de la langue, afin que je ne puisse plus prononcer un mot ». Propos quoique condensés disent long sur le personnage central de l’histoire, outre le fait d’être muet, il dévoile son secret d’avoir été un djihadiste.

Ces quelques indications préliminaires sont suffisantes pour deviner le thème dominant dans ce roman. Le récit houleux d’un ex djihadiste. Un tel sujet faisait et fait toujours l’actualité, à la fois, politique et littéraire. Beaucoup d’auteurs marocains l’ont abordé dans leurs œuvres. Citons à titre illustratif Les étoiles de Sidi Momen de Mahi Benbine, Evelyne et le Djihad de Mohamed Nedali et De Fès à Kaboul d’El Mostafa Bouignane, pour ne citer que ces trois romans. Un thème qui ne cesse aussi d’enflammer les débats sur les plateaux, surtout, des télévisions françaises. Etant aussi un sujet politiquement sensuel, il se consomme comme des Parisiennes. Mais comment l’auteur Hamza Marzak l’aborde dans son roman le Muet?

Le Muet n’est pas le genre de romans qui se lisent à la hâte, d’un seul trait. Ce texte a toutes les allures d’un édifice solidement bâti : Une structure narrative bien réfléchie, une architecture romanesque minutieusement conçue, un débit expressif effervescent, un récit profond et parsemé de thèmes divers, une originalité dans l’acte d’écrire. Bref, un texte qui se présente comme un gisement d’idées, de réflexions et de notions relevant d’un vaste savoir culturel qui s’ouvre sur un creuset dans la mémoire et dans l’histoire sociales.

Le Muet est un roman qui nécessite moult lectures. En dépit du nombre de débats qui l’ont soulevée, la question du djihadisme reste toujours un sujet insaisissable. Loin des clichés et des stéréotypes, Hamza Marzak l’aborde sous un nouvel angle, voire, à travers le prisme de la culture marocaine, comme matière substratique de l’imaginaire social.

Ce récit évolue selon deux trajectoires parallèles, deux destinées. En premier lieu, celle de Saad, ex djihadiste malgré lui, revenant de l’enfer avec une langue amputée. En deuxième lieu, celle de Benmoh, homme âgé et assagi, l’habitant le plus respecté de la vallée, père de famille qui a accueilli chez lui l’ex djihadiste, décision qui lui a couté très cher.

Parmi les messages forts de ce récit, ce dont son auteur a le mérite de transmettre, c’est le fait de démontrer comment les idées fanatiques, nourries par la pensée radicaliste pourraient trouver les germes  de leur fécondité dans les soubassements de la culture religieuse marocaine. Car celui qui est devenu muet, Saad, avant d’être pris dans les filets du djihadisme, était un jeune marocain sans grande histoire, un bon fils de famille qui se cherchait à travers les multiples voies ouvertes sur l’avenir. Tout au long de son cheminement, son rêve de devenir une star de la chanson ne le quittait jamais, mais l’imprévisible en a décidé autrement, du jour au lendemain, sa vie s’est transformée en cauchemar, quand elle s’est basculée dans l’enfer du djihadisme.

Avant, c’était une enfance paisible, bercée, dans la douceur familiale, entre le foyer parental et l’encens de la zaouia où son père le cheikh s’imposait par le pouvoir de sa baraka. Et puis c’était l’adolescence marquée de profondes interrogations diverses sur un avenir qui peine à se dessiner à l’horizon. Mais un jour, Saad le fils du cheikh s’est vu éjecter dans la gueule du loup, le djihad. Un départ sans retour, ou plutôt un voyage vers l’inconnu d’où il est revenu muet. Il ne savait pas que son talent incomparable de réciter, d’une façon fascinante, les versets coraniques, pourrait faire de lui un membre actif d’une organisation djihadiste.

Dans ce roman, l’écriture agit comme un labourage qui fait tourner et retourner le sol culturel. Un travail laborieux où, par le biais de la narration, l’auteur a fait en sorte de déterrer les racines profondes du djihadisme. Au fil du récit, l’oralité comme ensemble d’expressions culturelles se manifeste à travers des dialogues qui vivifient la narration. Saad le muet, étant privé du don de la parole, recourt à l’écriture pour transcrire ses paroles, ce qui déclenche un va et vient entre l’oralité et l’écriture. Benmoh le sage de la vallée incarne, quant à lui, la voix des traditions ancestrales. Figure lumineuse d’un bon musulman, ses idées et ses croyances qui font rayonner la paix et la tolérance, agissent pour illuminer la vie des habitants de la vallée. Un phare rayonnant de lumière lors de longues nuits sombres dans la vallée.

Dans ce récit houleux, la narration traduit une écriture romanesque qui s’impose comme cheminement balisé dans les sentiers de la littérature. Ecriture qui amorce des réflexions approfondies sur d’autres possibilités de redéfinir le roman. C’est un texte où la  narration se nourrit d’un vaste savoir touchant aux sciences humaines, surtout, à la psychologie, à la sociologie, à tout ce qui entre dans le cadre de l’interactivité entre l’individu et le groupe social. L’histoire du Muet est construite aussi sur cet arrière-fond des théories psychosociales qui font de ce roman une science humaine.

Justement, dans le N° 321 de la revue sciences humaines, à la page 40, Jean- Louis Fabian  écrit :  » Les récits littéraires racontent des trajectoires humaines, documentent la vie sociale et s’insinuent là où il est possible d’enquêter. Ils nous outillent pour explorer et comprendre le monde ».

Ces propos font bel et bien écho dans le récit du Muet, Dans ce texte, l’auteur raconte la trajectoire humaine de Saad l’ex djihadiste, pour ce faire, il s’est documenté sur sa vie sociale, et au fil de la narration, le lecteur peut suivre le mouvement de l’action, suivant ces moments forts où l’auteur, tout en étant sur les traces de ses personnages, arrive à s’insinuer dans leurs univers, d’abords celui du sage Benmoh dans la vallée, et puis celui de Saad dans sa vie familiale, dans la zaouia de son père le cheikh; il le suit même au delà des frontières de son pays, pour observer enfin comment il va intégrer l’organisation secrète du djihadisme. Toutes ces insinuations, suivant le fil narratif conducteur pour nous faire explorer et de nous faire comprendre le devenir d’un djihadiste qui n’est autre qu’un chanteur ratée de la chanson populaire.

Hamza Marzak, quoique venant d’un domaine peu éloigné du cénacle des écrivains, en signant son premier roman, fait une entrée majestueuse dans le monde littéraire, un auteur qui promet. Le muet pourrait symboliser  aussi le romancier qui, être de l’écriture, habite son isoloir et se nourrit du silence pour donner voix aux mots. 

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