Un constitutionnaliste austère contre un homme d’affaires actuellement derrière les barreaux: si les résultats partiels se confirment, le deuxième tour de la présidentielle tunisienne illustrera le chambardement de la scène politique dans le pays pionnier du printemps arabe.
Kais Saied, un universitaire de 61 ans sans parti ni structure, entré en toute discrétion sur la scène politique, recueille 18,9% des voix, d’après les chiffres de l’instance électorale (Isie) publié lundi et portant sur deux tiers des suffrages.
Il devance l’homme d’affaires emprisonné Nabil Karoui, qui recueille 15,5% des suffrages, devant le candidat du parti d’inspiration islamiste Ennahdha, Abdelfattah Mourou (12,9%).
« C’est assez représentatif du résultat, et a priori le classement final ne risque pas de changer », a déclaré à l’AFP Mohamed Tlili Mansri, un responsable de l’Isie.
Sept millions d’électeurs étaient appelés dimanche à départager 26 candidats pour le premier tour de ce scrutin, qui s’est déroulé sur fond de crise économique et sociale et dans un contexte de rejet des élites politiques traditionnelles.
La participation a été d’environ 45%, selon des chiffres encore provisoires de l’Isie, un taux faible en regard des 64% enregistrés lors du premier tour de la présidentielle de 2014.
MM. Saied et Karoui, qui ont revendiqué leur qualification dès dimanche soir, ont tous deux fait campagne sur le sentiment de rejet des élites politiques. Fin connaisseur de la constitution, Kais Saied s’est fait connaître comme commentateur politique et cultive une image de « M. Propre » incorruptible et au-dessus de la mêlée. Surnommé « Robocop » en raison de son attitude et sa diction rigides, il a multiplié les déplacements de terrain pour sa première campagne électorale.
« Les électeurs ont adressé un message clair, tout à fait nouveau. Ils ont fait une révolution dans le cadre de la légalité, une révolution dans le cadre de la Constitution. Ils veulent quelque chose de nouveau. Nous avons besoin d’une nouvelle pensée politique », s’est félicité M. Saied lundi.
Régulièrement entouré d’étudiants ou jeunes actifs, il a défendu des positions socialement conservatrices: il est contre l’abolition de la peine de mort, contre l’abrogation des textes punissant l’homosexualité et les atteintes à la pudeur, ce dernier texte ayant servi à condamner des couples non mariés s’embrassant dans la rue. Il s’est aussi prononcé contre l’égalité en matière d’héritage.
Nabil Karoui, lui, est issu des cercles du pouvoir mais il s’est positionné contre eux et a vu son image d' »anti-système » renforcée par son incarcération fin août dans le cadre d’une enquête pour blanchiment et fraude fiscale.
Cet homme d’affaires de 56 ans, taxé de « populiste » par ses détracteurs, a bâti sa popularité ces dernières années en organisant des opérations caritatives dans les régions défavorisées, et il a derrière lui la puissance d’une chaîne privée, Nessma, dont il est le fondateur.
Ses avocats vont déposer dans les 24 heures une nouvelle demande de libération, mais trois ont déjà été rejetées par la justice. Etre en prison n’empêche pas d’être président, à condition de ne pas être déchu de ses droits civiques, a indiqué l’Isie.
Dans l’éventualité, toujours possible, où M. Karoui écope entre les deux tours d’une condamnation le privant de ses droits civiques, « il faudra se passer de lui, et organiser un second tour avec le candidat arrivé en 3e position », Abdelfattah Mourou, estime un responsable de l’Isie, Adel Brinsi.
Des tractations étaient en cours lundi dans les partis qui tentent de tirer les leçons du scrutin pour préparer les élections législatives le 6 octobre.
Selon les résultats partiels de l’Isie, le ministre de la Défense Abdelkarim Zbidi arrive en 4e position avec 10,1% des voix et le Premier ministre Youssef Chahed 5e avec 7,4% des suffrages. Une défaite cuisante pour les candidats de la famille libérale « centriste » issus du parti de l’ancien président Béji Caïd Essebsi, décédé en juillet.
« Ca va faire de la nouveauté », souriait lundi matin un boulanger, Saïd, tandis qu’une femme assurait que « la classe politique a ce qu’elle mérite ».
Pour le politologue Hamza Meddeb, les Tunisiens ont exprimé « une désaffection très profonde vis-à-vis d’une classe politique qui n’a pas répondu aux attentes économiques et sociales ».
Les Tunisiens restent avant tout préoccupés par la crise sociale dans un pays sous perfusion du Fonds monétaire international (FMI), où le chômage est de 15% et où le coût de la vie a augmenté de 30% depuis 2016.
(AFP)