La femme qui a dit non

Everybody loves Touda de Nabil Ayouch

Mohammed Bakrim

Le nouveau film de Nabil Ayouch, Everybody loves Touda, son neuvième long métrage (le meilleur depuis Chevaux de Dieu), s’inscrit dans la continuité d’une certaine configuration dramatique, celle de proposer un récit autour d’un personnage porté par un idéal, une utopie.  Avec le personnage de Touda, incarnée brillamment par une excellente Nisrin Erradi, il offre à la filmographie marocaine, l’un de ses personnages féminins les plus forts et les plus emblématiques.

Touda, la femme issue d’un milieu périphérique, à la fois géographiques (le Maroc profond, elle porte un joli prénom amazigh) et social (mère célibataire, famille modeste sinon pauvre), elle se donne un programme de vie, celui de devenir une chanteuse populaire célèbre. Un idéal. Elle rejoint ainsi, dans la filmographie de l’auteur, Ali Zaoua mort en rêvant de son île idyllique ou Lola, l’américaine et son désir d’altérité qui la pousse à apprendre la danse orientale ou les Djihadistes de Chevaux de Dieu qui ont choisi le martyr pour satisfaire leur soif d’absolu et d’utopie ou encore les jeunes de Sidi Moumen dans Haut et fort qui se mobilisent autour de la musique moderne pour devenir audible en tant qu’artiste et visible en tant que corps social marginalisé. Touda prolonge cette quête en l’ancrant dans un autre milieu celui des chanteuses populaires dites Cheikhates et de leur musique, l’Aïta.

Cet objectif général est nourri d’objectifs annexes notamment un objectif qui lui tient à cœur, celui d’assurer à son fils, malentendant, une éducation appropriée répondant à ce besoin spécifique. Objectifs qui permettent au récit de se développer à travers une dynamique conflictuelle et de découvrir la vraie personnalité de Touda, une femme forte qui va s’engager sur une voie qui s’avère loin d’être un long fleuve tranquille. Une voie où la violence est une potentialité permanente.

Pour caractériser un personnage, la dramaturgie nous apprend que cela peut passer par une scène descriptive classique (exposition) ou par l’action. L’action doit-elle alors précéder la caractérisation comme le préconise Aristote ? Ou est-ce la caractérisation qui est prioritaire ? Deux exemples lointains : chez Bergman en bon disciple de Tchékhov, la caractérisation est prioritaire par contre chez Hitchcock, Lubitsch c’est l’action qui emporte l’attention pour accéder à la perception du personnage. Mais il n’y a pas de dogme nous dit la théorie de la dramaturgie, «à chaque auteur de déterminer ses priorités». Nabil Ayouch caractérise son personnage en le mettant d’emblée en action. Et dans ce sens, la séquence d’ouverture est signifiante à double titre. Nous découvrons en effet Touda rayonnante, chantant et dansant dans une fête rurale à la lisière d’une forêt. Le dispositif scénique inclut déjà une possible issue dramatique; le lieu de la fête est une organisation esthétique et dramatique : la lumière du côté de la chanteuse et l’obscurité du côté de la forêt comme un horizon obstrué, incertain. Un contraste qui va éclater avec la violence qui arrive ; inouïe et indéterminée. Le viol. La scène est filmée comme un tourbillon; comme un effet d’annonce de ce que sera la vie de Touda.La personnalité de Touda est née de ce viol. Son cri qui déchire le linceul du silence est celui de toutes les victimes ; c’est l’acte de naissance d’un art, celui de l’Aïta-le cri qui émane du pays profond et que chanteront ces femmes rebelles à travers le temps et les lieux.

On retrouve Touda tôt le matin blessée et abattue sur une route d’une campagne déserte. Un cadavre ambulant. Une voiture s’arrête pour l’aider. Elle accepte de monter. Le chauffeur d’un certain âge lui propose par sympathie ou par calcul de lui faire écouter de la musique.la solution scénaristique facile est qu’elle accepte, et qu’une chanson triste soit diffusée. Une variante du mélo à l’ancienne. La belle trouvaille du scénario est que la chanteuse dise non. Touda dit non. Cette scène me semble fondatrice du personnage ; ce premier non marquera définitivement son parcours.

Ce viol initial induit la transformation subjective de Touda. L’événement traumatique est le déclencheur d’un processus erratique où elle va essayer successivement différentes positions de sujet, par rapport à différentes formes sociales d’existence. Avec son amie (belle contribution de Jalila Talemsi) ; avec ses parents et avec son ami/amant flic.

La modernité du film est qu’il nous présente une Cheikha féministe. J’ose avancer que c’est un film post MeToo. Mais Touda est féministe à sa manière ;  « sauvage- sauvageonne », par nature non par idéologie. Comme Prométhée qui a dérobé le feu aux dieux, Touda va être amené à voler aux hommes leur pouvoir ; le pouvoir de l’acheter, de décider pour elle, de l’assigner à résidence (cheikha = prostituée). Ses relations avec son ami/amant, policier est révélatrice de cette métamorphose que la cheikha introduit dans les rapports de genre. Le flic métaphore de la masculinité dominante, l’incarnation du pouvoir va être non seulement séduite par Touda mais être réinscrite dans une nouvelle configuration des rapports homme/femme. C’est elle en effet qui décide quand et où le rencontrer. Dans une belle scène initiale, le policier impatient, la harcèle, insiste. Elle refuse ; elle hésite puis dans un magnifique échange de regard et sans un mot échangé on comprend que leur relation est portée par un sentiment fort. Elle accepte alors de l’accompagner. Dans la scène intime qui les réunit (que nous n’avons pas vu à Marrakech) c’est elle qui mène les débats/les ébats. Une position sexuelle, en effet, n’est pas qu’une combinaison physique, c’est une certaine configuration sociale et un pacte tacite. La position des corps est un discours. Et dans le cas de figure, c’est elle qui le domine (elle est en haut vsil est en bas), dicte le rythme des mouvements de l’acte qui les réunit vers l’apaisement mutuel.

Une remise en question rhétorique de l’image classique où la sexualité est le lieu de prédilection de la domination masculine. C’est un retournement de pouvoir. Que cela arrive par le biais d’une Cheikha est symbolique. Dans notre histoire en effet les rapports entre les hommes de pouvoir et les cheikhates sont régis par une logique tacite de fascination. Fascination des hommes par ce corps libre qui affiche avec grâce ses atouts (danse, jeu de cheveux) ; fascination cheikhates pour les éclats du pouvoir et comme espace à conquérir ; comme adjuvant dans leur aventure sociale. Le rapport de la célébrissime Kharboucha avec le caïd Aïssa est inscrit dans cette logique de désir et de fascination. Kharboucha la rebelle, le provoque le met au défi augmentant son désir et sa fascination. En la tuant, il pense la posséder définitivement.

Touda est une Kharboucha de notre temps. Une scène que j’aime beaucoup donne une certaine légitimité à cette filiation Touda -Kharboucha. Quand Touda arrive avec son nouveau groupe au Moussem pour animer des soirées, cela coïncide avec le tir coordonné d’une salve des fusils par les cavaliers de la Tbourida, Touda n’hésite pas alors à lancer un Youyou dans la grande tradition tribale pour saluer cette apothéose. Révélant ainsi une autre facette de sa personnalité. Elle qui a su défier les hommes là où ils croient la posséder. Dans l’univers de l’argent qu’elle découvre une fois arrivée dans la grande ville, la sexualité et la femme sont une seule et même marchandise (on l’arrose de billets de banque). La femme est traitée en «objet» de consommation ; elle qui tient à son droit à la parole (la scène de la bataille autour du micro). Oui elle veut réussir mais pas à n’importe quel prix (quel message en ces temps où l’opportunisme passe pour de l’intelligence). Le plan final qui nous la montre dans l’ascenseur avec le plan de la moquée en arrière-plan est celui d’une rédemption avec un sourire d’apaisement prometteur; ce n’est pas une chute ni une descente aux enfers; c’est le refus d’une verticalité artificielle pour retrouver l’horizontalité des origines. La transformation subjective est porteuse d’une nouvelle promesse. La reconstruction post-traumatique commence.

Nabil Ayouch restitue ce parcours à partir du point de vue du personnage ; une mise en scène alternant des moments de tension, de pause avec cette belle scène pleine d’humanité lors de la visite de Touda chez ses parents à la campagne. Une mise en scène jouant sur le clair-obscur. Les scènes d’intérieur souvent sombres ; des huis clos accentuant la précarité sociale des personnages. La force du récit est que cet huis clos n’est pas un enfermement. La souffrance intime et solitaire est toujours décentrée d’elle-même par la sociabilité généreuse de cette femme (une magnifique scène la réunit avec un vieux violoniste qui va l’initier aux subtilités de l’Aita)  et surtout médiatisée par le chant : ce que chante Touda c’est le récit de sa vie. Et quelque part la nôtre aussi ; d’où le titre du film : Everybody loves Touda.

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