Interview avec le cinéaste Saad Chraïbi
Par Noureddine Mhakkak
Faire une interview avec le grand réalisateur marocain Saad Chraïbi était un plaisir pour moi. Puisque ce grand réalisateur marocain connait bien son domaine du cinéma et savait bien d’en parler. En plus, son style d’écriture est très soigné, «un style personnel qui permet une lecture plurielle du récepteur» selon sa propre expression. Un style qui reflète une grande culture dans les Arts et dans les Lettres aussi. Et pour moi, et en tant que critique de cinéma j’avais beaucoup apprécié et longuement commenté ses films.
-Que représentent les arts et les lettres pour vous ?
– Lorsque le matériel constitue la matière nécessaire à la nourriture du corps, les arts et les lettres représentent celle vitale pour l’esprit, pour la réflexion, la contemplation et l’inspiration du sens de la vie. Elles constituent également une échappatoire aux rituels du quotidien et permettent de se distancier du concret pour libérer l’esprit et le pousser à voguer vers l’imaginaire et le rêve. C’est à partir de l’observation des arts que l’individu peut construire des projets créatifs qui transcendent le réel. S’émerveiller devant une toile est un plaisir de l’œil. Se mouvoir en écoutant de la musique est un enchantement. Se délecter d’un spectacle de danse, d’une pièce de théâtre ou voir un film ou toute autre forme artistique, représentent des moments de félicité pour l’affect.
– Que représentent l’écriture et la lecture pour vous ?
– Écrire est un exutoire qui permet de libérer tout sentiment ressenti pour le matérialiser dans un texte ; essai, roman, scénario ou autre. C’est aussi un acte jouissif qui fonctionne comme une architecture d’idées qui se traduit par une manipulation des mots et des phrases qui donnent corps à un texte qui prend sens dès lors qu’il se construit progressivement et agence aussi bien sa forme que son contenu de façon à générer sa propre autonomie. L’écriture est également un cri du cœur et de l’esprit pour externaliser les pensées enfouies dans les labyrinthes du ressenti. Enfin, l’écriture est aussi un support de communication avec le monde extérieur qui permet de transmettre les idées et réflexions de l’écrivain dans un style personnel qui permet une lecture plurielle du récepteur.
Quant à la lecture, elle est certainement le meilleur moyen d’évasion qui permet de naviguer dans le monde imaginaire et/ou réel de l’écrivain. De nos jours, la lecture représente un contre point important et instructif par rapport à l’invasion du visuel et du virtuel qui envahissent l’espace d’accès à la connaissance. Elle constitue également un vrai moment de plaisir qui nous détache de la banalité et des contraintes du quotidien.
– Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique.
– Ce qui m’a toujours intéressé dans les villes c’est surtout leur authenticité. Celle de leur architecture, de leurs habitants et des mouvements qui les rythment. Au Maroc, il s’agit des villes de Fès avec sa médina, ses quartiers d’artisans manuels, de ses couleurs, de ses parfums et odeurs enivrants, de Tanger avec sa nonchalance de façade qui contraste avec son souffle intérieur déroutant, d’Ouarzazate avec ses couleurs et lumières, de Marrakech avec son climat et sa magie, de Casablanca avec sa frénésie et sa cacophonie. En dehors du Maroc, elles sont nombreuses. Celles qui m’ont marqué le plus sont dispersées dans les quatre coins du globe ; Les Favelas des faubourgs de Rio de Janeiro pour l’énergie dégagée par leurs habitants malgré la misère quotidienne qu’ils endurent. Le vieux quartier de Tokyo avec ses ruelles et échoppes authentiques. Les petits villages jonchés dans les montagnes Japonaises avec leurs panoramas magnifiques. Florence, Venise et Rome, trois villes/musées à ciel ouvert qui témoignent d’une civilisation ancrée et d’une beauté artistique jouissive pour l’œil et le sens. La partie impériale de la ville de Pékin avec ses monuments architecturaux et ses espaces généreux. Paris pour ce qu’elle contient comme centre mondial de l’art et de la culture. La ville de Valette dans l’île de Malte qui garde la mémoire du passage des arabes depuis plusieurs siècles. Les îles Grecques pour le calme et la sérénité qu’elles procurent. Madrid pour ses jardins verdoyants et son activité nocturne Ibérique, proche de notre vécu. La ville de Québec pour l’authenticité de son architecture. Ainsi que plusieurs autres villes qui respirent la vie et le mouvement.
-Que représente la beauté pour vous ?
– D’abord la sublimation du réel. Ensuite la beauté est une invitation à l’amour, à l’envie et à la contemplation. Voir ou vivre la beauté incite à la recherche de la volupté et du contenu caché qu’elle comporte. Cette quête du beau motive et réveille tous les sens ; le regard, l’ouïe, le toucher et l’olfactif. Chaque fois que nous sommes en face d’un élément beau, qu’il soit personnifié et/ou imaginé, nous voyageons à travers nos fantasmes et rêves, composants nécessaires à notre équilibre.
– Parlez-nous des livres /films que vous avez déjà lus/vus et qui ont marqué vos pensées.
– Depuis les lectures de jeunesse qui étaient concentrés sur des livres à thèse et au contenu idéologique ; Marx, Fanon, Hegel et Dérida, la phase d’après m’avait permis de découvrir la littérature arabe et marocaine, les classiques; Maâlouf, Dib, Meddeb, Djebbar, puis Laroui, Khatibi, Serhane, Chraïbi, Sefrioui, Mernissi et autres. Depuis, mes lectures varient entre les romans et les essais des nouveaux écrivains et écrivaines marocaines à caractère social, politique et historique qui constituent les trois thèmes qui m’interpellent de plus en plus.
Par contre la liste des films et réalisateurs qui m’ont marqué est très très longue. Du temps du cinéclub, ce sont les cinémas et réalisateurs indépendants qui avaient constitué la première base ; Godard, Truffaut, Bresson, Comolli, Fassbinder, Herzog, Wender, Antonioni, Fellini, Visconti, Rossi, Pasolini, Eisenstein, Poudovkine, Forman, Lang, Solana, Sangines, Ousmane, Chahine, Taoufik Salah, Chadi Abdeslam, Nouri Bouzid, Moufida Tlatli, Satyagjit Ray et autres. Par la suite c’est la nouvelle génération qui a eu un impact sur moi ; Coppola, Scorsese, Scott, Losey, Loech, et la liste est encore longue. Les films de ces cinéastes ont souvent été des innovations pour leurs époques, aussi bien au niveau thématiques que sur le plan du langage, de l’écriture et de la réalisation cinématographique.
-Parlez-nous de vos projets culturels /Artistiques à venir.
-Depuis que je me suis initié à l’écriture et après avoir publié le livre «Fragments de mémoire … Cinématographique» au début de l’année dernière et dont la diffusion fut stoppée par la pandémie du Covid -19, j’ai récidivé pendant la période de confinement en rédigeant un scénario pour mon prochain film, intitulé «Le violon de Selma», qui retrace l’histoire de la pratique musicale au Maroc depuis 60 ans, à travers une fiction composée des goûts et pratiques musicales de trois générations avec des singularités de chaque époque. En ce moment, je suis en train d’écrire un nouveau livre sur l’histoire récente du Maroc vue par l’œil d’un citoyen observateur de son époque.