Sionisme, antisionisme et antisémitisme
Mokhtar Homman
Comme prévu Israël a rompu l’accord du cessez-le-feu et repris le génocide à Gaza comme il l’avait promis. Nous avons montré dans les articles précédents pour quelles raisons le sionisme ne peut respecter l’accord de cessez-le-feu. Pour exister le sionisme a besoin de la guerre, et tant qu’il aura l’appui du sionisme occidental il poursuivra son œuvre mortifère en violation non seulement du droit international mais de tout principe moral humain.
Quel est le seuil du nombre d’innocents massacrés pour que les dirigeants arabes prennent des mesures contraignantes contre l’Occident qui fournit les armes indispensables des assassins sionistes ? Quel est celui pour que les dirigeants européens arrêtent de soutenir l’extrême droite fasciste israélienne ?
La situation interne en Israël est instable. Les familles des otages et prisonniers israéliens mobilisent contre la reprise de la guerre. Netanyahou a relancé le génocide pour échapper au procès en cours contre lui, réintégrer le courant Ben Gvir qui avait quitté le gouvernement avec le cessez-le feu et exigeait les massacres pour y revenir.
Dans ces conditions, comment envisager un avenir de paix et de justice pour les Palestiniens ? Nous allons tenter d’y répondre pour la période qui suivra l’affrontement actuel.
Changer le rapport des forces
Pour atteindre les objectifs à court terme (cessez-le-feu durable, condamnation des dirigeants israéliens, reconstruction de Gaza, frein à la colonisation), à moyen terme (solution à deux États) et a fortiori à long terme (un seul État démocratique), il est nécessaire de modifier le rapport des forces actuel (voir article précédent pour le détail).
Pour cela un certain nombre de conditions déterminantes doivent être remplies.
- L’unité palestinienne
Depuis presque vingt ans, la résistance palestinienne est divisée autour des deux pôles. D’un côté Hamas, force dominante à Gaza et peut être majoritaire au sein du peuple palestinien (voir les élections de 2006) et de position radicale. De l’autre le Fatah, qui dirige l’Autorité Palestinienne. Le parlement et la présidence palestiniens n’ont pas été renouvelés depuis les élections de 2006, du fait d’obstructions israéliennes mais pas seulement, ce qui met leur légitimité en doute. D’autre part l’Autorité Palestinienne est tenue par les Accords d’Oslo qui l’inféodent à Israël et ses agissements.
La Chine a réuni 14 factions palestiniennes le 23 Juillet 2024 pour signer la Déclaration de Beijing. « Le résultat essentiel est l’affirmation de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant légitime de l’ensemble du peuple palestinien ; le fait le plus marquant est l’accord sur l’établissement d’un gouvernement intérimaire de réconciliation nationale axé sur la reconstruction de Gaza après le conflit ; et l’appel le plus fort est l’établissement véritable d’un État palestinien indépendant conformément aux résolutions pertinentes des Nations Unies » (1).
La construction de l’unité palestinienne et la mobilisation populaire palestinienne passe donc par un renouveau démocratique au sein de l’OLP et de l’Autorité Palestinienne, sous des formes qui leur sont propres.
Cependant l’unité via des élections est tributaire d’un cessez-le-feu permanent, ce qui nécessite un changement de position israélienne qui dépend des pressions internationales.
- L’unité arabe en faveur de la cause palestinienne, exerçant une pression forte sur les soutiens d’Israël
Les pays arabes voisins de la Palestine ont montré une certaine fermeté dans le refus de tout déplacement des populations palestiniennes ainsi que dans le gel de tout rapprochement avec Israël sans sa reconnaissance d’un futur État palestinien dans les territoires occupés.
Comme en 1973, les pays arabes ont les moyens de forcer l’Occident à cesser son soutien illimité à Israël. L’appartenance de l’Égypte, des Émirats Arabes Unis et de l’Iran aux BRICS+ peut être le creuset, avec l’appui de la Russie, de la Chine, du Brésil et de l’Afrique du Sud (l’Inde se montrant alliée d’Israël) de l’établissement d’un rapport de forces favorable dans ce sens. D’autre part l’OPEP+, regroupant l’OPEP et la Russie, est un autre terrain d’entente possible pour exercer des pressions économiques sur l’Occident (voir dans un article précédent leur poids énergétique). Mais il semble très peu probable que des mesures décisives à court terme soient prises dans ces cadres. La démarche des BRICS+ est celle d’une construction très progressive, sur la durée (la Chine est le maître des horloges, conformément à la gestion du temps dans la culture chinoise), et celle de l’OPEP+ dans un but de stabilité du marché pétrolier, dans un cadre de paix. D’autre part les BRICS+ et l’OPEP+ sont composées de pays aux orientations politiques différentes, c’est ce qui fait leur force dans une perspective multilatérale, et donc il n’est pas réaliste d’imaginer un alignement complet sur une orientation anti-impérialiste ou antisioniste par exemple, a fortiori pour des mesures drastiques.

Manifestation massive pour l’annulation de l’accord de paix israélo-jordanien, Amman, 27 octobre 2023 (source : Anadolu Ajansi).
Une très forte mobilisation populaire arabe peut pousser les dirigeants arabes, et les autres, à adopter des mesures de pression sur l’Occident.
Pour que l’unité arabe se concrétise à long terme en soutien efficace, une évolution démocratique significative dans les pays arabes est nécessaire, ainsi qu’un développement économique réel.
Cette unité arabe doit pouvoir intégrer d’autres pays musulmans, surtout l’Iran et la Turquie, dans une stratégie commune pour soutenir le peuple palestinien.
- L’appui international via la mobilisation populaire, notamment en Occident
Malgré le positionnement de plus en plus marqué de l’opinion publique occidentale en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, voire pour la création d’un État palestinien, les dirigeants de la plupart des pays occidentaux soutiennent les orientations du sionisme, même au détriment de leurs propres pays.
Cependant l’exemple historique de la lutte de ces mêmes opinions publiques occidentales contre l’apartheid en Afrique du Sud montre qu’elles pourraient à nouveau forcer les pays occidentaux à changer de position, en imposant par exemple un cessez-le-feu durable et l’embargo sur les armes comme mesures minimales. Par contre il est illusoire à court terme qu’un mouvement équivalent à celui contre la guerre du Vietnam aux États-Unis puisse exister en Israël.

Activistes juifs manifestant devant le consulat des États-Unis à Toronto, 4 novembre 2023 (source : Radio Canada, Alexis Raymon).
Le renforcement du mouvement des Juifs antisionistes dans le monde pourrait aussi peser favorablement sur la conscience des Israéliens juifs.
- L’affaiblissement de l’hégémonie occidentale
L’effondrement de l’URSS a « libéré » l’impérialisme occidental pour exercer sans merci sa loi du plus fort sur les peuples du monde. Nous avons déjà rappelé dans des articles précédents la liste des agressions multiformes de l’impérialisme.
Comme le principe de l’action et la réaction en physique, l’agressivité accrue de l’impérialisme a suscité une opposition grandissante du reste du monde. Ainsi sont nés les BRICS, ainsi s’est construite une conscience du Sud global contre le désordre de l’hégémonisme. Les BRICS réduisent la prédation économique occidentale provenant du système financier et commercial mondial.
Cette opposition, si elle se poursuit en se renforçant, peut finir par affaiblir le soutien occidental au sionisme.
Mais l’affaiblissement peut aussi avoir des causes internes, par la récession durable en Europe, par la réduction du pillage du reste du monde, par la dé-dollarisation, par les luttes sociales pour défendre la démocratie et le niveau de vie.
- Le raffermissement du droit international et du rôle de l’ONU
Le droit international, en donnant clairement raison à la revendication nationale palestinienne, est un obstacle au programme sioniste et un point d’appui fondamental de la cause palestinienne.
Le sionisme viole volontairement avec un mépris sans retenue le droit international dans toutes ses dimensions. Il est le fer de lance de l’action pour dévitaliser le droit international et l’ONU, pour ouvrir la voie à la loi du plus fort choisie par les impérialistes et les sionistes.
Les déclarations de Donald Trump pour prendre possession du Groenland et du Canal de Panama de gré ou de force montrent que l’impérialisme se lance aussi ouvertement dans la violation du droit international.
Par conséquent, la défense et le renforcement du droit international, du rôle de l’ONU, de la CIJ et des autres instances onusiennes est une nécessité stratégique pour la cause palestinienne et pour les militants de la paix et de la coopération dans le monde.
L’ONU et le droit international bénéficient de l’attachement de la grande majorité des pays. Seuls Israël et les États-Unis violent régulièrement le droit international et mettent des obstacles au bon fonctionnement des organismes dépendant de l’ONU, comme c’est le cas pour l’UNRWA.
Le tableau que nous présentons montre donc une situation de tension extrême et de sérieuses difficultés à la surmonter. Au vu de la réalité actuelle, le chemin pour réussir chacune de ces étapes, concrétiser chacune des conditions, sera sans doute difficile et peut-être long, malheureusement au prix de très nombreuses vies palestiniennes.
Que faire ?
En résumé de cette analyse générale et du rapport de forces, il apparait que l’unité palestinienne et arabe forte est une condition sine qua non. Mais elle ne suffit pas. Tant que l’Occident l’appuiera avec toute sa puissance, Israël aura les mains libres pour poursuivre son programme sioniste. Aussi puissant que puissent être les forces militaires arabes et iraniennes voire turques, elles ne peuvent faire le poids face à Israël possédant la bombe atomique et l’appui illimité des États-Unis. Les autres grandes puissances, la Chine, la Russie, n’interviendront pas militairement dans le conflit. Par conséquent c’est un changement de l’orientation pro-sioniste de l’Occident qu’il faut arracher.
Ce qui implique des mesures fortes arabes là où l’Occident est faible, l’énergie, et une large coalition internationale en faveur de la cause palestinienne, en faveur de la paix, c’est-à-dire l’implication des BRICS, la principale force anti hégémonique, et des pays du Sud global autour d’une unité palestinienne et arabe sans faille.
Un combat humaniste
Forces auxquelles il faut ajouter le basculement majoritaire des opinions publiques dans les pays appuyant Israël, d’où la très grande importance du combat d’idées sur le sionisme, l’antisionisme et l’antisémitisme.
Une des pancartes portées dans une des innombrables manifestations contre le génocide à Gaza disait : « Il n’est pas nécessaire d’être musulman pour dénoncer le génocide, il suffit d’être humain ».
Par principe progressiste et humaniste il faut rejeter cette mutation idéologique de la lutte du peuple palestinien en un affrontement Judaïsme/Islam dans lequel le sionisme veut l’enfermer. C’est aussi une nécessité politique. Pour rallier l’opinion publique mondiale à la cause palestinienne, il faut avancer le dénominateur commun à toute la diversité du monde : le respect des droits égaux pour tout être humain, le refus du génocide, le refus de l’apartheid.
De plus, la civilisation arabo-musulmane a parmi ses meilleures vertus celle d’avoir été une terre d’accueil, de refuge, de tolérance, d’harmonie et convivialité entre les croyants. Cette qualité doit et peut-être une force pour convaincre les Israéliens à entreprendre le chemin de la paix et de la justice et élargir le mouvement pour la paix et la justice dans le monde pour le peuple palestinien.
Contre le sionisme et contre l’antisémitisme : un même combat
Le principe d’égalité contenu par exemple dans la Déclaration Universelle des droits humains, consigné dans la Charte de l’ONU, proclame que tous les êtres humains sont égaux en droit et en dignité quels que soient leurs origines, croyances, sexe, etc…
Ce principe implique qu’aucune forme de discrimination ni d’inégalité de droits ne peut être acceptée au regard du droit international. Toute idéologie ne respectant pas ce principe doit donc être combattue par toutes les forces progressistes et humanistes : le fascisme, le nazisme, le racisme.
L’antisémitisme est aussi un cas d’atteinte à ce principe. Il s’agit d’une forme de racisme spécifique à l’égard des Juifs vivant en Europe pendant des milliers d’années. Curieusement ce terme a été forgé en Europe centrale pour caractériser les discriminations à l’égard des populations de confession juive qui ne sont pas d’origine sémite.
Les Sémites (« descendants de Sem », fils de Noé dans la Bible) sont les populations, principalement dans la région du Proche-Orient et de la corne de l’Afrique ayant comme langue véhiculaire une langue comme l’arabe, l’hébreu, l’araméen, l’amharique. Le concept de langue sémite a été introduit en Europe à la fin du XVIIIe siècle pour la distinguer des langues indo-européennes aryennes, concept utilisé pour les discriminations raciales. Ce qu’expriment les linguistes au début du XIXe siècle : les langues indo-germaniques (ou aryennes) « étaient créatives, régénératives, vivantes et esthétiquement agréables ; les [langues sémitiques] étaient mécaniques dans leur fonctionnement, figées, passives » (2). Notons que cela inclut l’hébreu et l’arabe.
Étymologiquement l’antisémitisme est donc aussi un racisme anti arabe. On pourrait subodorer que la phobie européenne anti-arabe et islamophobe est peut-être une version « moderne » de l’antisémitisme contre les Juifs. « La judéo-phobie a ses vies ultérieures, l’islamophobie en est une forme. Cette autre désignation irrationnelle de populations expiatoires fait système avec la judéo-phobie qui s’y réincarne tout en alimentant sa propre résurgence » (3).
Par abus de langage l’antisémitisme est en fait l’antijudaïsme, ce qui est par principe inacceptable sous quelque forme que ce soit. Les forces progressistes doivent donc combattre l’antisémitisme sans concession.
L’antisionisme se définit comme une position uniquement politique contre l’idéologie et la politique sionistes, en tant qu’idéologie et politique prônant l’inégalité de droits selon l’ethnie ou la religion, dans ses variantes chrétiennes ou juives. C’est aussi une position politique contre le colonialisme que défend et pratique le sionisme. En aucun cas il s’agit de s’attaquer aux Juifs en tant que juifs, mais les programmes et actions sionistes qu’ils soient portés par des Juifs, des Chrétiens ou toutes autres instances ou personnes.
Donc l’antisionisme n’est absolument pas une forme d’antisémitisme. Certes certains antisionistes le sont par antisémitisme, mais nous avons vu que les sionistes chrétiens sont antisémites mais aussi les plus fervents soutiens d’Israël, mais pas des Juifs. D’autre part une grande partie des Juifs sont opposés au sionisme juif et ce depuis l’apparition de ce courant politique au XIXe siècle.
Le sionisme est de plus idéologiquement affine à l’antisémitisme qui essentialise les Juifs. « Les accusations qui font l’amalgame entre l’antisionisme et l’antisémitisme sont, en outre, cyniques parce que ce sont les sionistes qui ont accepté la thèse centrale des antisémites selon laquelle les juifs constituent un corps étranger au sein des nations européennes » (4).
L’exploitation politique de l’antisémitisme par le sionisme vise à masquer la nature coloniale de la greffe israélienne en Palestine ainsi que l’impunité pour ses exactions, par l’« interdiction » de s’opposer aux politiques sionistes contre les Palestiniens car portées par des Juifs. Ce faisant le sionisme rend le Judaïsme responsable des massacres, et donc la confusion sionisme/Judaïsme, née de l’identification antisionisme = antisémitisme, est une forme abjecte d’antisémitisme, ce que font les lois de certains États européens, in fine des lois antisémites.
Dans son historique discours à l’ONU en 1974, Yasser Arafat proclamait : « Si cette immigration des Juifs en Palestine avait eu pour but de leur permettre de vivre à nos côtés, en jouissant des mêmes droits et en ayant les mêmes devoirs, nous leur aurions ouvert les portes, dans la mesure où notre sol pouvait les accueillir. Tel a été le cas pour les milliers d’Arméniens et de Circassiens qui vivent parmi nous en tant que frères et citoyens bénéficiant des mêmes droits. Mais que le but de cette émigration soit d’usurper notre terre, de nous disperser et de faire de nous des citoyens de deuxième catégorie, c’est là une chose que nul ne peut raisonnable ment exiger de nous. C’est pour cela que, dès le début, notre révolution n’a pas été motivée par des facteurs raciaux ou religieux. Elle n’a jamais été dirigée contre l’homme juif en tant que tel, mais contre le sionisme raciste et l’agression flagrante. Dans ce sens, notre révolution est également faite pour l’homme juif en tant qu’être humain » (5).
Nous allons aborder dans le dernier article de cette étude la stratégie qui résulte de nos analyses, des données et des principes progressistes.
Mokhtar Homman, le 20 mars 2025
Demain : XXX et fin – Une stratégie pour la paix et la justice
Notes
- Communiqué du Ministère des Affaires Étrangères de la Chine le 23 Juillet 2024.
- Edward W. Said : La Question de Palestine, p. 144.
- Julien Cohen-Lacassagne : Berbères juifs, p.160.
- Yakov M. Rabkin : « L’opposition juive au sionisme », p.18.
- Discours de Yasser Arafat à la tribune de l’AG de l’ONU, le 13 novembre 1974, point 43.
Bibliographie
Cohen-Lacassagne, Julien : Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord. La fabrique éditions, 2020.
Rabkin, Yakov M. : « L’opposition juive au sionisme ». Entretien avec Pascal Boniface. La revue internationale et stratégique, n° 56, hiver 2004-2005, pp. 17-23.
Saïd, Edward W. : La Question de Palestine. Éditions Actes Sud, Paris, 2010, nouvelle édition.