Contemplations picturales d’un artiste à la croisée de deux époques

Nostalgie onirique et enchantement du numérique

Par Mohammed Cherkaoui

Artiste polyvalent, chercheur dans le domaine de l’art et de l’artisanat marocains, Bouabid Bouzaid est peintre, professeur d’histoire d’art à l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan ainsi que de patrimoine artistique marocain à la Faculté des Lettres de Tétouan. Bouabid Bouzaid a également occupé le poste de directeur du Centre d’Art Moderne et Contemporain de Tétouan et est reconnu en tant qu’expert en restauration de tableaux.

Peintre de l’émotion, Bouzaid imprègne chaque œuvre d’une sensibilité exquise, plongeant le spectateur dans un monde paisible de douceur et de délicatesse émotionnelle. Face au bouleversement technologique provoqué par les prouesses informatiques révolutionnaires, l’artiste compose des peintures oniriques incorporant des fragments issus de dispositifs mécaniques et électroniques recyclés pour révéler, à travers des scénographies marocaines, la vulnérabilité de l’homme dans l’ère numérique.

Instantané subtil de la simplicité de la vie et de la douceur de sa beauté, l’œuvre de Bouabid Bouzaid se distingue par sa teneur narrative ancrée dans un vécu poétisé par un traitement pictural exceptionnel se démarquant par une maîtrise technique et esthétique qui transcende la toile pour donner vie à chaque mise en scène. Effectivement, l’un des piliers de l’Ecole de Tétouan, Bouzaid a consacré une grande partie de sa carrière picturale à représenter des épisodes inspirés de la vie quotidienne au Nord marocain dans une perspective empreinte d’une richesse et d’une complexité émotionnelle singulière. Outre sa capacité à saisir, à travers la couleur et la lumière, l’émerveillement, l’innocence et la fragilité de ses personnages campés dans des scénographies épurées, Bouzaid se démarque par une habileté graphique sensible aux détails : chaque pli de vêtement, chaque regard, chaque geste, chaque sourire ou grimace est rendu avec une minutie remarquable permettant au regardeur d’accéder aisément à l’univers de la toile, de partager les existences et les destins de ses protagonistes.

Dans ses dernières peintures, Bouzaid transcende les contraintes du réalisme mimétique en orchestrant, au sein de ses compositions, des agencements abstraits de bas-reliefs métalliques, conférant ainsi à ses mises en scène une dimension esthétique oscillant entre figuration réaliste et abstraction géométrique. En fait, l’artiste introduit ses personnages dans des décors singuliers, conjuguant à la facture réaliste une architecture d’éléments insolites émanant du monde de la science et de la technologie, comme ce flux nitescent de chiffres qui traverse la composition devant une kyrielle de spectateurs figés dans un moment d’émerveillement. L’une des scènes récurrentes dans l’art pictural de Bouzaid donne à voir des personnages issus du menu peuple, disposés en cercle autour de symboles mathématiques lumineux, suspendus dans l’air tel un essaim de lucioles flottant dans une paisible chorégraphie aérienne. Artiste et historien, Bouzaid semble explorer l’image de Lhalka en tant que forme artistique patrimoniale, malheureusement disparue dans de nombreuses villes marocaines à cause de la propagation de l’Internet, pour évoquer un Maroc qui, à l’ère numérique, perd progressivement sa connexion avec ses traditions ancestrales.

Lieu de transmission des valeurs et de préservation de la mémoire, Lhalka, qui a longtemps résisté à la télévision et au cinéma, se trouve, hélas, aujourd’hui, évincée par les nouvelles technologies informatiques. Dans des représentations enveloppées de mystère, le peintre explore non seulement la symbolique des chiffres nimbés de lumière, mais aussi l’expressivité des formes métalliques qu’il agence sur la toile selon des schémas suggestifs, où les débris des machines prennent, parfois, les allures d’une station spatiale flottant au-dessus des personnages qui paraissent absorbés, non par les contes merveilleux de Lhlayiki, d’ailleurs hors de vue du regardeur, mais par l’irruption éblouissante de l’électronique dans leur vie. Devant la simplicité de Lhalka qui n’exige aucun artifice, devant l’aura magique de ses héros et le charme de son univers dramatique, l’artiste évoque la complexité absconse du monde numérique en laissant entendre à la fois sa vision teintée de souvenirs d’une époque onirique qui voit son enchantement s’estomper, et son émerveillement inquiet d’homme ébloui par l’avènement d’une ère numérique défiant toutes les limites du possible.

Le mystère magique plane aussi sur d’autres toiles où les personnages, notamment enfants, sont parés d’un halo d’innocence contrastant avec l’hermétisme des compositions métalliques qui se dressent en arrière-plan de la toile dans une atmosphère vespérale suggérant la fin d’une belle époque, celle du rêve, du jeu, des amitiés indéfectibles et des histoires fantastiques et l’avènement d’une autre qui semble intrigante et obscure. Si dans certaines mises en scène, l’artiste transpose l’ambiance qui émane des jeux d’enfant en la transfigurant en représentations nostalgiques accusées par le chromatisme doux des morceaux métalliques, dans d’autres, les débris colorés évoquent, par des ressemblances morphologiques, des corps humains métamorphosés en formes simples, cercles et lignes. Ces allusives « postures mécaniques » baignant dans une atmosphère éthérée évoqueraient les défis et les difficultés auxquels les enfants seraient confrontés dans un monde où le progrès scientifique, comme le confirme Baudelaire, a «atrophié en [l’homme] toute la partie spirituelle ».

L’animal est présent dans certaines œuvres composites du maître tétouanais. Une colombe déploie ses ailes entre deux petites ballerines, cherchant à s’échapper par une issue située au centre d’un labyrinthe de circuits électroniques, deux chats blancs identiques surgissent du voile laiteux d’une belle femme ne laissant entrevoir que ses yeux, le tout dans un décor orné d’objets métalliques. Un papillon est perché sur une pomme croquée, contemplé profondément par une femme en Haïk immaculé dans une mise en scène pleine d’allusions métaphoriques au progrès informatique. Ce bestiaire de la pureté, de la beauté et de la vulnérabilité illustre la précision graphique et l’harmonie chromatique utilisées de manière magistrale pour créer des atmosphères magiques susceptibles d’immerger le spectateur dans la scène picturale. Cependant, au-delà de cette virtuosité figurale, l’animal évoluant dans des décors où l’onirique et le numérique se trouvent fusionnés semble soulever, dans l’œuvre de Bouzaid, des interrogations profondes relatives à la reconnexion avec la Nature à l’ère numérique, la fragilité de l’existence dans un contexte éminemment technologique et l’avenir des sociétés traditionnelles dans un monde débordé par la révolution électronique.Haut du formulaire

Bas du formulaire

Profondément enraciné dans la mémoire collective d’un pays subitement submergé par l’intrusion de la technologie informatique, l’art de Bouzaid transcende non seulement les frontières esthétiques entre l’abstrait et le figuratif, la planéité et le bas-relief, la peinture et le métal, mais aussi celles qui séparent le réel et l’imaginaire, le rassurant et l’inquiétant pour nous conter des histoires aussi envoûtantes qu’angoissantes dépeignant une société à la croisée des destins, prise dans un conflit entre sa nostalgie d’un passé enchanteur et les promesses magiques que lui offre le monde numérique.

Étiquettes , ,

Related posts

Top