Par Jean Zaganiaris*
Le livre de Corine Pelluchon « Pour comprendre Lévinas, une philosophie de notre temps » (Seuil, 2020) est non seulement un magnifique portrait intellectuel de l’auteur de «Totalité et infini» (1971) mais aussi une réflexion sur la vulnérabilité de l’être et de notre responsabilité à l’égard de l’Autre.
Disons le d’emblée, il ne s’agit ni d’une biographie sur Emmanuel Lévinas, ni d’un livre sur sa pensée. L’essai de Corine Pelluchon est un portrait de Lévinas qui se fond sur un paysage, celui de notre modernité fragile. Il s’agirait peut-être d’un portrait deleuzien de Lévinas, à la fois proche et lointain, cherchant la ressemblance, c’est-à-dire à faire dire à l’auteur ce qu’il a effectivement dit, mais tout en passant par des bifurcations, des cassures afin de penser des domaines telles que la théories du care ou la cause animalière. Notre inquiétant vingt-et-unième siècle nous amène à penser de nouvelles formes d’éthique et à saisir la vérité de notre vulnérabilité par-delà la logique du dévoilement. «L’Etat de guerre suspend la morale» écrit Lévinas au début de «Totalité et infini», à la fois comme une réponse au déontologisme de Kant mais aussi comme un appel à la transcendance, à ce qui se trouve au-delà du perceptible et de l’intelligible. Cette transcendance peut se trouver dans l’amour et dans le rapport au visage de l’autre : «L’amour reste un rapport avec autrui, virant en besoin, et ce besoin présuppose encore l’extériorité totale, transcendante de l’autre, de l’aimé. Mais l’amour va au-delà de l’aimé. Voilà pourquoi à travers le visage flirte l’obscure lumière venant d’au-delà du visage, de ce qui n’est pas encore, d’un future jamais assez future, plus lointain que le possible» (Totalité et infini, p. 285).
Si la guerre suspend la morale, elle n’implique pas qu’il faille adopter les conceptions conflictuelles théorisées par Carl Schmitt. La vie, y compris la vie politique, ne se résume pas dans la dichotomie ami/ennemi. Si guerre il y a, elle ne doit pas nous empêcher de repenser de nouvelles formes d’éthique, notamment à travers notre responsabilité à l’égard d’autrui. Dans «Totalité et infini», Lévinas écrit : «L’effort de ce livre tend à apercevoir dans le discours une relation non allergique à l’altérité, à y apercevoir le Désir – où le pouvoir, par essence meurtrier, de l’Autre, devient, en face de l’Autre et «contre tout bon sens», impossibilité du meurtre, considération de l’autre ou justice» (p. 38). L’ouvrage de Corine Pelluchon montre que la source de l’éthique n’est pas la raison mais l’extériorité, le rapport à cet «Autre». Après avoir évoqué les sources de Lévinas, notamment son rapport à Descartes et Husserl, Corine Pelluchon présente la lecture critique que ce dernier effectua de Heidegger. Alors que l’auteur de « Etre et temps » (1927) reste dans une pensée du «pour-soi», de l’individuation, Lévinas insiste sur l’existence de l’autre et sur la responsabilité que nous avons à son égard. L’autre n’est pas moi, il est un visage et à travers son visage s’exprime une humanité plurielle qui n’est pas la simple somme arithmétique des différents «Je». Il faut partir de la relation concrète entre le monde et moi pour penser cette altérité. Contrairement à Heidegger, dont il reprendra l’idée qu’être c’est exister et être affecté de telle ou telle manière, Lévinas fait passer l’éthique avant la liberté, l’hospitalité avant l’individuation.
L’épiphanie du visage est ce qui se manifeste explicitement ou implicitement sur le visage, ce qui nous apparait lorsque nous sommes face à ce visage. Le rapport à l’autre a son point de départ en moi. L’expérience phénoménologique du rapport à ce visage rend évidente – au sens cartésien – notre responsabilité infinie à l’égard d’autrui. C’est en ce sens que Lévinas prend certaines distances avec Kant : «La responsabilité se distingue de l’obligation, laquelle découle des devoirs qui s’ensuivent de mes engagements professionnels ou familiaux de mes choix. Elle ne vient donc pas de moi mais d’autrui, de l’extériorité, et elle est infinie, parce qu’elle ne disparait pas une fois que j’ai rempli mon devoir, que j’ai obéi aux normes sociales ou même que j’ai donné de mon temps et de mon argent pour aider quelqu’un dans la détresse» (Pour comprendre Lévinas, p. 85, voir aussi p. 98 et s ). Le visage de l’autre n’est pas seulement son physique, il est aussi l’expression de sa fragilité, de sa souffrance, de ses appels au secours silencieux, de son amour pour nous.
La troisième partie du livre de Corine Pelluchon intitulée «Responsabilité, vulnérabilité et substitution» a trait avec le milieu médical et la question des soins. Elle fait dialoguer Lévinas avec la théorie du care, la question de la dignité du patient, de sa prise en compte en tant qu’être humain par le corps médical, du besoin qu’à ce dernier de ne pas être réduit à sa maladie et à la violence des assignations identitaires qu’on lui appose. Aujourd’hui, il faut repenser éthiquement les maux créés par des mots tels que «virus», «infectés» ou «contamination».
Hegel n’a pas tort de souligner dans « Esthétique » (1835) que le langage est arbitraire et qu’il est extérieur à l’objet qu’il désigne. Derrière les mots qui désignent la maladie, il restera toujours l’humanité de l’autre ainsi que notre responsabilité infinie à son égard. Notre époque actuelle donne également une connotation particulière du visage. Il est ce dont il faut se protéger, ce qu’il faut protéger et ce dont il faut protéger autrui. Plus que jamais, le visage de l’autre, qui n’est pas un miroir du mien, rappelle notre vulnérabilité commune. Et c’est de cette vulnérabilité commune, de cette responsabilité infinie à l’égard du visage de l’autre, qui n’est ni de la sollicitude, ni un devoir, ni un souci d’équité, que peut être pensée une nouvelle forme d’éthique, une autre alternative à l’opposition classique entre éthique de la vertu, déontologisme et conséquentialisme.
Corine Pelluchon montre que cette conception éthique de Lévinas est une phénoménologie de l’altérité : « La justice ne consiste pas à revendiquer l’égalité des droits ou l’égalité d’accès aux ressources, mais à s’inquiéter que les autres ne puissent jouir de ces droits » (p. 204). Que signifie regarder le visage de l’autre ? Prendre conscience que la pluralité humaine ne se limite pas à une coexistence déshumanisée, centrée sur la recherche du bonheur individuel, la reconnaissance sociale ou le libre jeu de la concurrence, mais qu’elle implique avant tout la fraternité et la solidarité.
*chroniqueur et critique littéraire