Phraséologie humaniste, Horreur impérialiste

Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad

Par Mohammed Berrezzouk

Avant d’être un écrivain, Joseph Conrad était un marin, un voyageur infatigable et un aventurier tenace. «Chevalier errant de la mer», il a parcouru le monde à bord de plusieurs bateaux et il en a tiré par conséquent la matière riche de ses futurs romans. Ses périples en Australie, en Amérique latine, en Asie et en Afrique l’ont mis face aux horreurs de la conquête impérialiste européenne. Il en a gardé, à son corps défendant, des souvenirs tristes et amers, des images sombres et horrifiantes.

Désormais, nul discours à prétention civilisatrice ne pourrait le duper ni le sidérer. Joseph Conrad a été le spectateur direct d’une réalité atroce et le témoin incontournable d’une vérité qu’il tenait inlassablement à traduire en plusieurs récits. Pour ce faire, il a inventé des personnages (Kaspar dans La folie Almayer ; Makola, Kayerts et Carlier dans Avant-poste du progrès, etc.) auxquels il a conféré des rôles précis et délégué la parole pour dénoncer le colonialisme occidental, en dévoiler les discours mensongers, en démystifier l’apparat philanthropique, en dire les violences et en décrire les crimes.

Ainsi, dans Au cœur des ténèbres, roman publié en 1899, Joseph Conrad passera le relais à Marlow qui, lui aussi, est un marin bourlingueur. Ancré à la Tamise, et attendant que le jusant lui permette de quitter Londres, il raconte à ses compagnons le voyage vertigineux qui le menait autrefois de la «cité sépulcrale» (Bruxelles) au centre de l’Afrique (Le Congo). A travers son récit, il leur égrène lentement, de bouche à oreille, les péripéties d’une aventure tourmentée qui le pousse à suivre les traces du capitaine Kurtz qu’il rencontre enfin, sur son lit de mort. Le destin mystérieux de ce dernier le fascine et l’interpelle, si bien qu’il suscite en lui à la fois la curiosité et le questionnement. Marlow veut connaître et comprendre. Les choses, les paysages, les bruits, les hommes, leurs rapports de force, leurs paroles, leurs gestes, leurs comportements, etc., tout attire son attention et rien ne doit échapper à ses yeux et ses oreilles.

Sur cette toile de fond se détache donc la réflexion caustique que Joseph Conrad nourrit subtilement à l’égard de l’expansionnisme occidental. Chez lui, le mythe (récit et parole) va de pair avec la pensée. L’écrivain relate, décrit, fait parler ses personnages et, en même temps, il se questionne, se positionne, prend parti. Le mérite du roman conradien, c’est de s’interroger – à la lumière de ce que les Occidentaux ont fait aux non-Occidentaux – sur ce qu’est l’homme blanc, sur les crimes qu’il a perpétrés, sur la mort qu’il a semée aux quatre horizons.

A bien des égards, l’expérience de Marlow au cœur des ténèbres de l’Afrique s’avère fort édifiante. Elle lui apprend que l’homme blanc ne cherche en réalité ni à porter l’« étincelle du feu sacré » aux Noirs ni à « arracher ces millions d’ignorants à leurs mœurs abominables.» Sa prétendue volonté de leur offrir le progrès et la modernité n’est au fond que du «meurtre à grande échelle», de «la rapine à mains armées», du pillage à feu et à sang, de la rapacité sans égale. Les colons ne servent pas la «Noble Cause» dont ils se targuent sans cesse, mais ils œuvrent finalement pour leurs intérêts économiques. Ils sont des chercheurs d’or, des cueilleurs d’ivoire, des ramasseurs de caoutchouc, des négriers invétérés, de riches fermiers qui voient en l’Afrique une vaste mine inépuisable, qui la considèrent comme une terre vierge, qui la prennent pour leur propre propriété : «Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d’un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodérée».

Il en ressort que les conquérants se donnent volontiers le droit de faire usage de toutes les formes de violences, de sévices, d’exactions, de mutilations, d’insultes, de mépris. Ils exploitent incommensurablement les Africains, leur mettent des colliers de fer autour du coup, les enchaînent les uns aux autres. Ils les considèrent tout simplement comme des machines musculaires : «ils avaient des visages comme des masques grotesques, ces types; mais ils avaient des os, des muscles, une vitalité sauvage, une énergie intense de mouvement». Cette description en dit long sur le regard xénophobe que le Blanc porte souvent sur les Noirs. Il les réduit à l’utilité de quelques parties de leurs corps, il les associe à des bêtes de somme, il les condamne aux travaux forcés.

Comparer leurs visages aux masques et les placer tous sous le signe de l’anonymat, cela revient en dernier ressort à les réifier et les désincarner. Autrement dit, les dévêtir de leur humanité. Joseph Conrad nous fait comprendre que la domination des Européens ne doit rien à leur intelligence. La relation entre les Blancs et les Noirs est fondée a priori sur la disproportion des forces : «il ne faut que la force brute, pas de quoi se vanter, quand on l’a, puisque cette force n’est qu’un accident, résultant de la faiblesse des autres». Avec ce constat alarmant, Marlow fait la lumière sur le vrai visage de la conquête européenne au centre des terres africaines. Elle est l’expression d’une mégalomanie haute en couleur, mêlée à un paternalisme ethnocentriste.

L’autorité et la souveraineté des Blancs sont systématiquement bâties sur la soumission et l’asservissement des Noirs. La puissance des premiers n’est pas dissociable de la servilité des seconds. Dans ce contexte, suivant Hannah Arendt, les Européens «traitaient les indigènes comme une matière première et se nourrissaient d’eux comme on pourrait se nourrir des fruits d’un arbre sauvage». Ils s’en débarrasseraient de but en blanc et les abandonneraient au désespoir et à la mort s’ils devenaient affaiblis ou tombaient malades. C’est-à-dire s’ils cessaient d’être des instruments et des outils. 

Qui plus est, la conquête impérialiste avance des explications d’ordre racialiste pour se légitimer. Les Noirs sont des sauvages, des primitifs, des barbares, des sous-hommes. Donc il faut les civiliser, les éduquer, les évangéliser, leur apporter les lumières de la science, leur faire don de cette humanité qu’ils n’ont pas. Kurtz, ce pilleur d’ivoire, souscrit de fond en comble à cet enthymème. Dans son rapport pour l’«Association internationale pour la suppression des coutumes sauvages», il écrit avec orgueil : «Nous autres Blancs, du point de développement auquel nous sommes arrivés, devons nécessairement leur apparaître (aux sauvages) comme une classe d’êtres surnaturels – à notre approche ils perçoivent une puissance comme d’une déité, etc. Par le simple exercice de notre volonté nous pouvons exercer un pouvoir bénéfique pratiquement sans limites».

Cette équation qui fait du racisme un moyen de domination pousse Kurtz à tenir un discours extrémiste et homicide : «Exterminez toutes ces brutes !» C’est l’impératif le plus cruel et le plus brutal qu’un Blanc raciste ait jamais proféré sans scrupules. Un cri qui déchire le masque de l’altruisme sous lequel se drape souvent l’entreprise coloniale, qui montre que les présumées lumières et civilisation que la race blanche prétend léguer à la race noire ne sont en réalité que des menteries, des mystifications, des mirages, des fictions. L’appel de Kurtz – incarnation de l’entreprise coloniale – est l’expression de la «vanité qui consiste à poser le moi (occidental) en tant qu’opposition absolue au non-moi (non occidental)» (Achille Mbembe). Une vanité qui repose injustement sur la dyade civilisé/barbare et qui pousse corollairement l’Européen à chosifier l’Africain, à en faire un esclave, à l’anéantir. 

Au cœur des ténèbres semble réussir un pari de taille : déconstruire les mythes fondateurs du projet colonial, démystifier sa rhétorique mensongère, dévoiler son programme génocidaire. Joseph Conrad, à travers son héros, nous a appris une leçon non moins importante : l’Occident dissimule son «Horreur» impérialiste sous une phraséologie prétendument humaniste. Les beaux paradis qu’il promet aux indigènes ne sont de facto que des enfers ténébreux : «mais je ne m’y trouvai pas plutôt que je crus être entré dans le sombre cercle de quelque Enfer», se dit Marlow avec consternation. Le projet colonial a beau  enrober sa conquête déshumanisante dans «l’éloquence des mots nobles et brûlants», il finira par être démasqué au grand jour de la vérité.

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