Qu’un sang impur abreuve nos sillons

Roman : «Attaquer la terre et le soleil»  de Mathieu Belezi

Par Jacques Alessandra

Parfois on rencontre un livre qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus même longtemps après la lecture. C’est ce genre de choc qu’on ressent avec Attaquer la terre et le soleil, le nouveau roman de Mathieu Belezi, un roman émotionnellement et historiquement précieux.

Conçu comme un chassé-croisé de deux consciences à l’aube de la conquête coloniale en Algérie aux alentours des années 1850, l’œuvre se déploie en deçà de tout jugement, sur le plan d’une écriture radicale où seules prévalent la nudité des faits et l’élévation de la parole en chant. Chant tragique bien sûr, écrit au quotidien de ce qui ne peut être dit autrement que dans ce souffle ininterrompu.

Deux voix se font écho. Celle de Séraphine, une migrante partie avec famille de sa métropole natale pour rejoindre une colonie agricole des environs de Bône et tirer profit des sept hectares de malheur offerts par le gouvernement français. Et celle d’un soldat de l’armée coloniale aux ordres d’un capitaine aguerri venu pacifier le territoire à coups de baïonnettes. La voix féminine, la désillusion, la sueur et le deuil pour les chapitres intitulés «Rude besogne » ; la voix masculine, la barbarie, la férocité et les viols pour les chapitres intitulés «Bain de sang». L’alternance est à couper le souffle, comme les convulsions disjointes d’un même cœur qu’on arrache.

Scandé du début à la fin par des bouffées d’imploration, «sainte et sainte mère de Dieu » côté colons, «non, nous ne sommes pas des anges» côté soldats, le roman apparaît comme une variation quasi mystique sur la violence et la peur de l’autre qui rongent les personnages. Une violence et une peur mâtinées dans une langue poétique foisonnante dont la puissance n’a d’égale que la volonté des uns et des autres à ne pas plier sous les rudesses du climat et à éviter les embuscades meurtrières de la population locale pourtant méthodiquement massacrée. Et ce n’est que peu dire eu égard au choléra, paludisme et bêtes sauvages qui déciment la région.

Tout se joue finalement dans la langue, dans son rythme suffocant, dans la complexité des voix qui s’y heurtent et cet emportement lyrique propre à donner à vivre des moments d’une grande intensité, la lutte contre le choléra, la scène du mariage, ou d’autres inavouables comme les razzias et les enfumades.

Mais dans ce gigantesque affrontement de la terre, du soleil et des hommes, au milieu du drapeau français, des ruines et de la dévastation, malgré les fondations nouvelles, le bruit des scies et des marteaux, malgré l’arrivée d’une institutrice, du premier curé et des première récoltes, rien ne rassure, tout reste inquiétude, tout est déraison. Et si comme tout migrant broyé par les épreuves, Séraphine se sent de plus en plus naufragée sur une terre qui n’est pas la sienne, le soldat, lui, à l’image de son capitaine enivré de bon droit, persiste à croire en sa mission civilisatrice.

On connaît la suite.

Édition Le Tripode, septembre 2022, 160 pages, 17 euros

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