«L’écrivain est sauveur du livre, cette ‘’créature en voie de disparition»

 Entretien avec Mounir Serhani

Propos recueillis par Younes Mustapha

Mounir Serhani s’impose aujourd’hui comme une figure marquante du milieu intellectuel et littéraire marocain .Bardé de diplômes Cet ancien brillantissime  boursier de L’ENS de Lyon est traducteur, poète, romancier et essayiste. Il a à son actif une œuvre riche et génialement variée. Mounir Serhani est l’auteur entre autres de «  l’islam au risque de l’interprétation », un essai sur Averroès.

Vous êtes poète, romancier et essayiste. Qu’est-ce qu’être écrivain au vingt-et-unième siècle pour vous, à une époque où le livre a perdu de son attrait au profit de l’image?

Je te remercie tout d’abord, cher ami, d’avoir pensé à ma modeste œuvre et te félicite pour les entretiens que tu conduis avec les écrivains marocains et ceux d’ailleurs, des autres géographies. L’écrivain est avant tout un grand lecteur, comme le dirait l’amoureux du livre, le grand Borges, qui, par son acte de lire restitue les livres et fonde, ne serait-ce qu’inconsciemment, sa bibliothèque personnelle. Un écrivain qui ne lit pas n’est pas digne de ce statut ! L’équation est simple : écrire en lisant et lire en écrivant. Ces deux actes sont simultanés, inextricablement liés et enchevêtrés. Voici comment je me représente l’écrivain d’aujourd’hui. Il est d’abord lecteur, sauveur du livre, cette « créature » en voie de disparition. Écrire, c’est également aller vers les lecteurs pour tenter de leur faire aimer le livre. Nous assistons de nos jours à un double effort que l’écrivain doit faire : écrire et communiquer. On peut même parler d’une certaine « marketing » indispensable dans ce monde féru d’images et de vidéos. L’écrivain se doit de faire partie de cette parade. Ainsi réaliserait-il son vœu à la fois intime et public : se faire lire et combattre la médiocrité dans laquelle nous sombrons au quotidien.

Votre premier roman « il n’y a pas de barbe lisse est la dénonciation d’une tartuferie religieuse ». C’est un récit intransigeant qui s’enracine dans la réalité. Est-ce le fruit d’un témoignage mis en fiction ? Parles-nous de la genèse de ce roman?

Tu n’es pas sans savoir, cher ami, que le premier roman est toujours le meilleur. On ne l’oublie jamais, on y découvre les frissons du romancier, le goût de la réussite et surtout le plaisir d’être lu par des gens qui vous font découvrir votre propre texte. Les rencontres auxquelles j’ai été invité resteront gravées dans ma mémoire. Je me réveillais le matin en émettant un cri de joie : Je suis écrivain. C’est une drôle de sensation. Effectivement, Il n’y a pas de barbe lisse est un roman qui fustige, sans aucune complaisance, non pas la religion, mais le masque derrière lequel se cachent les tartufes, les hypocrites et les manipulateurs. Ce masque prend plusieurs formes dont la barbe qui s’érige en allégorie dans mon texte. C’est un récit qui réhabilite la femme victime des hommes misogynes exploitant la religion pour détourner les valeurs et soigner la vitrine sociale. De plus, le roman, comme tu l’as bien dit, « s’enracine dans la réalité » d’autant plus que son intrigue s’apparente à un fait divers banal susceptible d’être vécu fréquemment par des « personnes» ! Dans ce même sens, je peux répondre à ta question portant sur la genèse du roman en affirmant que l’histoire a eu un déclic «réel», mais elle a vite puisé dans la pure fiction. J’ai rencontré une femme libre, décontractée et progressiste. A ma grande surprise, j’ai découvert qu’elle était « voilée » dans sa vie d’antan. J’ai creusé, comme tout autre écrivain en quête des personnages, pour explorer l’univers mystérieux d’une personne qui cacherait des plis invisibles derrière sa morphologie «normale». Beaucoup de plaies ont vu le jour et plusieurs cris ont été émis depuis son puits regorgeant de pierres aigues et intensément dangereuses. Depuis, ce traumatisme psychoaffectif, elle n’est plus la même. Moi aussi, j’ai changé car j’avais rencontré mon «personnage», à mon insu. À vrai dire, une conversation de quelques heures m’a été suffisante pour que j’entame mon aventure romanesque « vraisemblable ». La femme n’a pas vécu ce que j’ai fait enduré à mon personnage, mais ma plume avait besoin d’un brin d’histoire pour plonger dans l’univers qui me hantait durant des années : écrire sur ces monstres qui nous trahissent par leur accoutrement angélique!

Certains lecteurs  voient dans  ce même récit une caricature du fanatique. Ils estiment que  vous avez  forcé le trait en cherchant  à diaboliser, le barbu,  jusqu’aux os. D’ailleurs, le titre tombe comme un verdict définitif  contre  l’islamisme. Que leur répondez-vous?

Une caricature ? Je ne pense pas ! Ce roman est amer et déstabilisant. Ce bouleversement m’a été confirmé par plusieurs lectrices (femmes) dans les rencontres signatures qu’on m’avait organisées à la parution du roman. C’est un texte douloureux. Il rompt justement avec le burlesque ou encore avec le caricatural. Je n’y ai grossi aucun défaut. J’ai même marqué une certaine réticence quant aux scènes difficiles ! Ce roman est l’histoire d’une fille qui a subi douloureusement une agression pathologique d’un être proche, d’ailleurs salafiste juré et paradoxalement respecté de tous. Son traumatisme psycho-affectif l’a immunisé contre les machinations manipulatrices des intégristes. Elle renait, du coup, à une nouvelle forme de religion dont la tolérance, l’amour et le vivre ensemble sont les mots d’ordre. Mon personnage féminin est une femme moderne qui lutte contre le fondamentalisme violent qui exclut les autres tant qu’ils sont différents et va à la rencontre de la vie, de la liberté et de l’amour. L’heure grave que nous vivons actuellement est au cœur de mon texte. C’est l’humain qui triomphe aux dépens des obscurantistes, ces tueurs de vies. Or cette menace est toujours aux aguets. Je laisse toujours aux lecteurs le soin de découvrir les enjeux et les « cris » qu’émet cette femme « blindée » contre le mal. Par ailleurs, le titre est un véritable verdict qui tombe à pic avec ce qui se passe dans le corps du texte. Il ne s’agit pas du coup d’un jugement général qui cloue au pilori toutes les barbes !

Vous avez consacré un essai à Averroès que vous avez  intitulé  » l’islam au risque de l’interprétation «.Tu n’es pas le seul intellectuel dont la conscience et la pensée sont hantées par cette figure emblématique «d’un islam des Lumières » (pour reprendre ce concept cher à Malek Chebel). Comment expliquez-vous cet  » éternel retour « de la pensée averroésienne?

Ce retour est dû tout simplement à l’actualité de sa pensée virulente. Averroès était en avance par rapport à son temps. Il a prévu l’intégrisme religieux dans sa version la plus sanguine, comme il a invité à une séparation entre la raison et la foi, la science et la religion. On est devant un penseur qui a su relire la loi musulmane sous le signe de la pluralité d’interprétations et d’exégèses. En effet, Averroès tient du savant providentiel, précurseur des Lumières pour certains, philosophe musulman pour d’autres, ou encore fabuleux « produit de synthèse » qui a abouti au libertinage, à la dissimulation honnête ou encore à la crypto-philosophie, s’amuse a dire le professeur au Collège de France Antoine de Libera, grand spécialiste d’Averroès. Le bon juriste et savant inlassablement sollicité par de justes causes se retrouve porte flambeau de nombreuses croisades intellectuelles. « N’est-il pas temps de relever la barrière d’Averroès pour la porter en avant ? » s’interrogeait Salman Rushdie pour lutter contre tous les intégrismes à l’orée du XXIème siècle. Averroès ou Ibn Rushd est l’un des savants arabes le plus commenté et celui que l’on cite à foison pour évoquer la translation du monde grec au monde chrétien par la voie de ses commentaires d’Aristote. Sa pensée est considérée comme un véritable adjuvant des débats de l’époque médiévale. Pourtant ses commentaires d’Aristote nous reviennent « revus et corrigés » dans les langues et mondes, syriaques, juifs, latins  que sa pensée a traversés, au gré de traductions imparfaites et opportunes. Le corpus de texte circulant est variable, accidenté, donc faits de trahisons et de trous, donc propice à la controverse. Je fais référence à un roman écrit sur Averroès qui ressuscite cette figure éminente sous le signe de la réhabilitation. Il s’agit du roman o combien intéressant de mon ami Driss Ksikes, Au détroit d’Averroès, qui correspond dans la vision à ce que j’ai écrit dans mon essai « L’Islam au risque de l’interprétation ».

Dans le « hangar  » vous racontez l’histoire d’un collectionneur obsédé par  » la tentation  de l’accumulation  » .on y décèle un rapport vicié à l’art ou le désir de posséder  prend le dessus.  Peut-on classer ce roman  dans la catégorie du roman psychologique?

Mon deuxième roman m’a exigé un vrai travail de recherche et de documentation. Je devais lire des rapports, des catalogues, des beaux-livres, pour pouvoir écrire sur l’art et les artistes. Si le premier roman traitait de l’intégrisme et de ce que j’ai appelé les tueurs de la vie, le second aborde une autre question non sans « provocation ». L’univers dans lequel évolue mon personnage principal est un monde difficile à vivre : la magouille, la machination, l’arnaque, la versatilité, le double discours… Le collectionneur d’art dont je parle est un vrai vampire qui vit des malheurs des artistes. Sa gloire prend de l’ampleur au détriment de la vie de «ses» artistes. D’ailleurs Jean-François Clément affirme à ce sujet que : «Le collectionneur est un être exhibitionniste qui cherche à séduire les autres. Et il doit le faire pour deux raisons. D’une part, il a la réputation de conserver des œuvres qui pourraient devenir un jour un patrimoine collectif. Et l’appui de l’opinion lui est nécessaire pour obtenir divers avantages lui permettant de constituer son stock. Mais le collectionneur n’est pas seulement un collectionneur. Pour vivre, on constate qu’il vend, de temps à autre, des œuvres extraites de ce stock qui sont proposées à des personnes qui sont autorisées à pénétrer dans le hangar. L’acheteur est quelqu’un qui doit être séduit et auquel il faudra raconter une histoire qui le fasse rêver. S’il n’y a pas des œuvres pour tous les clients, il y a des clients pour toutes les œuvres puisqu’il suffit d’en parler et d’hypnotiser l’acheteur. Il n’y a pour lui que des « produits » comme il n’existe pour la plupart des grands galeristes que du stock. » Oui, c’est un personnage cynique qui entretient un rapport vicié à l’art ! C’est ce qui fait, me semble-t-il, sa profondeur (et du coup celle du genre humain qui s’avère aussi complexe qu’insondable). Explorer le mystère des caractères hantés par leur ego destructeur surdimensionné, ce serait peut-être l’un des enjeux du roman psychologique. Or j’appréhende toute étiquette à même de réduire le texte… Laissons le texte ouvert sur ses possibilités ! C’est une manière de dire que je tente de me défaire, en écrivant, de ma culture critique et académique. C’est une autocensure, à mon sens.

De revendicatrice, à l’origine, la littérature maghrébine francophone est devenue provocatrice, après les indépendances, suite à la perte, par toute une génération d’écrivains, des illusions sur les régimes nationaux en place. Elle a pris des accents dénonciateurs depuis les années quatre-vingt-dix. Selon vous, de quel idéal se réclame la littérature maghrébine d’écriture française aujourd’hui?

La littérature marocaine « de langue française » a changé complétement de paradigme dans la mesure où elle a dépassé les anciens idéaux puisés dans la provocation vindicative, l’esthétique réactionnaire ou encore la dénonciation politique. Nous avons une nouvelle génération qui est en train de s’installer et de nous proposer une nouvelle littérature, une nouvelle vision du monde, une nouvelle forme d’écriture. Cette même génération s’inscrit a fortiori dans le nouveau et aspire à l’universel. Cela reste un challenge, pas plus. Si on le réussit, on aurait effectué un véritable tournant dans l’histoire littéraire du pays. On écrit « ici et maintenant » dans l’espoir de « délocaliser » des thématiques et des visions à vocation locales. En ce qui me concerne, je suis un écrivain marocain (avant tout) de langue française qui aspire à ce texte à même de dire le Maroc autrement, à raconter nos histoires dans l’espoir qu’elles soient lues ailleurs comme des fragments de vie, humains, communs et universels. Mes frères d’encre souhaitent accomplir ce saut sans tomber dans les clichés folkloriques, les poncifs exotiques ou les stigmatisations gratuites pour ne pas sacrifier l’œuvre d’art, l’écriture.

Les écrivains marocains dont les œuvres sont éditées au Maroc  peinent à faire parvenir leurs écrits aux lecteurs marocains. Pourquoi à votre avis?

Tout à fait! Les écrivains qui choisissent de publier leurs écrits au Maroc savent d’avance que le livre est en crise et que les métiers du livre sont encore en retard comparé à tout ce qui se fait ailleurs. Il faut dire que nos éditeurs font de leur mieux et tentent de faire parvenir les parutions aux lecteurs à travers leur présence dans les salons nationaux et internationaux. Je crois qu’il est temps que les écrivains aillent à la rencontre des lecteurs. Pourquoi pas? Il va falloir, à mon avis, procéder à une réelle communication sur les écrits en exportant à fond les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Aujourd’hui, les gens ont besoin d’écrivains « stars » qui prennent la parole dans la Cité, partagent leurs activités et conversent avec les autres. L’écrivain se doit de rendre son livre visible en quittant son illusoire tour d’ivoire! Oui, cher Mustapha, les écrivains publiés au Maroc peinent à tisser ce rapport d’amitié avec les lecteurs, mais le monde a changé et ces mêmes écrivains sont bien évidemment invités à revoir leurs démarches traditionnelles et à sortir de leur silence qui advient après l’écriture!

Avez-vous  des projets d’écriture en gestation?

A vrai dire, je n’ai jamais de projet d’écriture. Je suis mon humeur qui change au quotidien. D’ailleurs, je lis plus que j’écris car, à mon sens, un écrivain digne de ce nom, se doit d’être un grand lecteur. Récemment, je relis quelques recueils de poésie qui ne quittent guère mon chevet. Et puis je dois vous avouer que j’ai des périodes d’écriture. Quand j’écrivais Le Hangar, j’avais une envie folle de me mettre à la poésie et quand je suis en train d’écrire de la poésie je pense à une esquisse de roman. J’ai des habitudes insolites : j’écris au volant, dans un café bruyant, la nuit, bref dans des endroits et des moments improbables. Pour répondre à votre question tout à fait légitime, je dirais que je suis en train de peaufiner mon quatrième recueil de poésie : La Discipline de l’oubli. Parallèlement, je compte écrire un roman sur la morgue, plus précisément sur un autre cas pathologique : le nécrophile qui panse et pense la mort, au quotidien ! Je prépare également un essai sur La conversation qui s’inspire de la Nouvelle Brachylogie, concept initié par mon ami le grand professeur émérite tunisien Mansour M’HENNI depuis son livre incontournable : Le Retour de Socrate, publié en Tunisie et en France, dont la version arabe paraitra dans les mois à venir (je l’ai traduit en collaboration avec l’auteur). Voilà j’écris pour ne pas mourir d’ennui. Chaque livre écrit est un suicide différé, comme aimait à dire le grand Cioran.    

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