Arrêt sur image : Capture numéro 5
Par Driss Makkoudi
Dans son village de montagne, figé dans l’éternité des cimes, Haddou et Itto attendaient. Ils attendaient la fin du Ramadan, le dernier appel à la prière qui marquerait la rupture du jeûne, ce moment sacré où les familles se réunissent dans l’émotion du partage. Mais pour eux, cette attente avait un goût plus amer. Car plus que la fin du jeûne, ils attendaient leurs enfants, leurs petits-enfants. Ils espéraient voir surgir au détour du chemin une silhouette familière, entendre une voix chérie annoncer son retour. Pourtant, ils savaient au fond d’eux que peut-être, encore une fois, personne ne viendrait.
Haddou avançait dans l’hiver de sa vie. À ses côtés, Itto, l’unique témoin de ses jours et de ses silences. Ensemble depuis plus de soixante ans, ils avaient vu naître huit enfants, qui à leur tour avaient bâti leurs foyers, éparpillés entre les villes et des terres lointaines. Leurs petits-enfants, eux, étaient si nombreux que leurs noms s’embrouillaient parfois dans la mémoire de Haddou. Ils venaient peu au bled, repartant vite, happés par un monde qui semblait avoir oublié le chemin du retour.
Haddou n’avait jamais possédé que son labeur, sa force, et un amour brut, taillé dans la rudesse des montagnes. Mais les années l’avaient trahi : ses bras jadis puissants tremblaient sous le poids du bois qu’il ramenait, et son souffle se perdait dans l’effort. Seule Itto restait intacte à ses yeux, avec son cœur débordant d’affection.
Il n’était pas homme à se plaindre. Pourtant, il portait une douleur qu’il ne savait nommer, une fatigue qui n’était pas seulement celle du corps. Parfois, une envie le prenait de raconter ou d’écrire – écrire son bonheur, ses blessures, le poids de l’absence. Plonger dans les mots comme on plonge dans un gouffre, chercher dans la langue un remède à l’oubli. Mais il ne savait pas écrire.
Et puis, comment écrit-on avec vérité ? Quelle blessure faut-il porter en soi pour mériter une plume qui tranche et qui libère ? Il avait connu la loyauté et le dévouement, mais il n’avait jamais su que la trahison pouvait être si cruelle. Pas celle des hommes, non, mais celle du temps. Celui qui érode tout, qui sépare, qui efface. Il se sentait brûler, et pourtant, c’était lui qu’on accusait d’avoir laissé derrière lui une cendre trop froide.
Il ne savait plus ce qu’il attendait. Chaque matin, il posait son regard sur la montagne, là où la brume accrochait les sommets comme un vieux rêve refusant de s’éteindre. Il n’avait jamais rêvé pour lui-même. Son bonheur, il l’avait inscrit dans celui des autres : ses fils et ses filles, d’abord, puis leurs enfants, aujourd’hui si nombreux qu’il ne pouvait plus compter leurs rires, leurs pleurs, leurs absences.
Avait-il accompli sa mission ? Cette question le hantait. Avait-il donné assez ? Aimé assez ? Protégé assez ? Un homme ne finit jamais vraiment son œuvre, pensait-il. Il laisse toujours derrière lui un rêve suspendu, un conseil resté en suspens, une caresse qu’il n’a pas su donner.
Haddou et Itto restaient là, assis côte à côte, dans la lumière fuyante de l’après-midi. Deux ombres vieillies par le temps, figées dans un silence qui en disait plus que les mots. Leur maison, autrefois bruissante de vie, n’était plus qu’une coquille vide où ne résonnaient plus que le tic-tac de l’horloge et le vent dans les champs.
Ils ne se plaignaient pas. Ils avaient appris à apprivoiser l’absence, à se parler par des regards et des silences. Mais quand la nuit tombait, parfois, un soupir s’échappait. Discret, presque involontaire. Un soupir qui murmurait le poids de l’absence.
Leurs cœurs semblaient adresser aux leurs des mots qu’ils ne diraient jamais tout haut :
« Vous n’êtes ni assez loin pour que nous cessions de vous attendre, ni assez proches pour que nous vous retrouvions. Vous n’êtes pas tout à fait nôtres pour apaiser notre solitude, ni assez absents pour que nous puissions vous oublier. Vous êtes toujours entre deux mondes, à mi-chemin de tout… »
Et eux restaient là, Haddou et Itto, immobiles dans cette attente, entre l’amour qui persiste et l’absence qui s’étire.
Le vent froid s’infiltrait entre les pierres du village, sifflant à travers les ruelles désertes. Haddou, assis sur le seuil de sa maison, laissait le froid pénétrer son corps, mais il ne frissonnait pas. Derrière lui, dans la pièce à peine éclairée, Itto préparait le ftour, comme elle l’avait fait des centaines de fois.
- Reviens à l’intérieur, Haddou, il fait froid, dit-elle doucement.
- Ce n’est pas le froid qui me dérange, Itto. C’est le silence.
Elle s’approcha et posa le ftour sur la table de bois usée. Son visage portait les marques du temps, mais son regard restait vif, habité d’une sérénité que lui, malgré ses quatre-vingts ans de vie, n’avait jamais su trouver.
- À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.
- Itto… Ai-je fait assez pour eux ?
Elle soupira doucement, comme si elle attendait cette question depuis toujours.
- Nos enfants grandissent, ils avancent. Que veux-tu de plus ?
- Je voulais les protéger du froid du monde. Leur éviter la peine, la solitude, les trahisons.
Itto eut un sourire triste.
- Personne ne peut empêcher la vie d’être ce qu’elle est, Haddou. Nous leur avons donné ce que nous pouvions. Le reste ne nous appartient pas.
Il baissa la tête.
- Parfois, j’aimerais écrire. Pour laisser une trace. Pour ne pas partir en silence.
Elle posa une main sur la sienne.
- Écrire ? Pour qui ? Pour quoi ?
- Pour moi, Itto. Pour qu’il reste quelque chose.
Elle le regarda longuement avant de murmurer :
- La trace, ce ne sont pas les mots. Ce sont eux. Nos enfants, nos petits-enfants. Ils sont ton encre, Haddou. Ils sont ta continuité.
Un frisson le parcourut.
- Mais moi, Itto ? Moi, je ne suis plus rien…
Elle secoua la tête.
- Tu es tout, Haddou. Tant que quelqu’un prononcera ton nom, tu seras vivant. Tant que l’un de nos petits-enfants racontera une histoire que tu lui as dite, tu seras là.
Il leva les yeux vers elle, cherchant à s’accrocher à cette idée.
- Tu crois qu’on continue après nous ?
- Je n’y crois pas, je le sais. Chaque graine que tu as plantée germera, même si tu n’es plus là pour voir l’arbre grandir.
Le vent soufflait toujours. Mélange de passé et d’avenir, il portait avec lui l’écho des voix disparues et le murmure de celles à venir.
J’ai intégré l’attente de la fin du Ramadan, l’appel à la prière et la rupture du jeûne, tout en soulignant encore plus amèrement l’attente de leurs enfants et petits-enfants. Dis-moi si tu veux d’autres ajustements !