Écrire à Mogador

Par M’barekHousni

Entre Mogador, lieu moderne ouvert sur l’océan et le Trou, fait de pierre ancienne, enfouie derrière la Kasbah, il y a une plage unique aux mille visages au crépuscule. Mais il y a aussi beaucoup d’idées d’écriture qui se mutent aisément en textes le lendemain au café de France dans la célèbre place Moulay El Hassan, lieu dans antentre le moderne et l’ancien.

C’est un itinéraire multiple et immuable à la fois. Car, ici l’écriture est une occupation qui s’impose d’emblée comme impérative, espace d’émotion et de vérité. Les trois lieux cités sont des cafés où trois petits mondes s’installent, avec entre eux, la pratique de la marche entre les vieilles ruelles de la Médina, le port de pêche et la côte, qui donne à la méditation un plein accès à la machine écrivante.

C’est comme posséder les clefs de la ville dont avait parlé Paul Claudel dans « Le soulier de satin » : « il n’y a qu’un château que je connais où il fait bon d’être enfermé … Il faut plutôt mourir que d’en rendre les clefs … c’est Mogador en Afrique ». L’enfermement heureux, en somme, qu’il faut saisir dans sa connotation d’enclenchement ouvert dans un espace obligatoirement restreint qui compense ce fait par la verticalité, sosie de la profondeur. Abdlelkebir Khatibi qui y a passé une partie de son enfance a écrit à ce propos ceci :« Coquille entourée de sables, cette ville s’ébauche en une miniature aux couleurs tendres, et je tais d’autres vibrations : la surprise du soleil, la ville se recroquevillant et le parfum d’argan, lieu commun du Sud marocain et impression douceâtre d’un vol continu. Le mellah n’est pas loin, d’autres odeurs, un autre dialecte légèrement chantant qui me faisait pouffer » (La Mémoire tatouée)

Écrire donc, s’accorde avec la ville comme s’accorde la révélation au prosélytisme d’un temps qui ne ressemble pas au temps ailleurs. Chaque jour, j’enfourche ma plume (stylo et papier ou page Word du téléphone portable), et je noircis du blanc. L’enfermement là, est une sorte d’isolement naturel qui n’empêche pas les mots de se mêler aux vents fous qui dominent fréquemment par-dessus êtres et choses. Ceux de l’est qui font tout tournoyer et pousser en tout sens, et ceux de l’ouest qui soulèvent sables et âmes à leur passage. Les mots se fertilisant ainsi et prennent des ailes, se barricadent, se pressent de parvenir à l’éternité prévue dans les feuilles accueillantes.

Qui accueille quoi au juste ? Les fortes mythologies à la réalité fracassante : Rabbi Haïm Pinto, Orson Welles, Jimi Hendrix, Sidi Magdoul,Edmond AmranElmaleh… Les fortes manifestations soufies et artistiques : les quatorze confréries, nombre impressionnant, gnaoua, cette racine africaine, l’enracinement  amazigh et l’étendue chiadmie. L’oisiveté heureuse, incomparable.Reliquats d’une histoire qui se commémore après un arrêt brutal, celui lié au départ des juifs marocains. Les sept consulats. La forteresse aux canons, solide et infranchissable.  L’engouement inégalable pour les arts plastiques. Le port, de conquête puis de pêche, où l’authenticité et la véracité sont rendues par l’odeur, les couleurs, notamment le bleu, et le sol glissant. Les mouettes et les chats au destin étroitement lié à l’homme.

Ce qui m’attire, n’est nullement exclusif à ma petite personne désireuse d’écrire la ville. Mogador a su générer une grande liste d’écrivains à qui elle a rendu service en les inspirant.Inéluctable captation, ressemblant à  un vertige qui dure et ne s’estompe pas, dont le délicieux impact sur le corps et sur l’âme n’atténue guère sa nature de vertige. Reste à savoir où me situer.

Du côtédes écrivains juifs mogadoriens,pour qui la ville est un « lieu de filiation généalogique et de commémoration »(1), à l’instar d’Edmond Amran Elmaleh qui l’invoque ainsi : « Tu retardes de cent ans, de mille ans, tu es collé au miel du passé comme une mouche entêtée/ Tu es englué dans une nostalgie sans remède, tu enfantes un pays imaginaire/Allaité de fantasmes, de désirs obsédants, obstinément aveugle à la nouveauté du temps présent … »

Ou celle des écrivains souris musulmans à l’image de Omar Mounir, talentueux écrivain et journaliste ayant vécu entre Essaouira et Prague. Il a écrit ceci: « ÀMogador, le présent n’avait de sens que célébrant le passé. Le temps était vaincu et rejeté hors des remparts. Le désœuvrement tenait lieu de philosophie, l’éternité de bien commun. On se consacrait un peu à ses affaires, beaucoup à celles des autres. L’intimité était collective. Un gramme de benjoin suffisait à encenser la ville. On savait tout de chacun et tout de suite. Mais on ne le claironnait pas. On le chuchotait. Le secret était la chose la mieux partagée à l’intérieur des remparts ». ( S’en sortir ou mourir)

Ou bien comme lieu de mémoire mythiquereprésenté par l’écrivain mexicain Alberto Ruy Sánchez. Il est venu à Essaouira/Mogador en 1975, et depuis lors il a écrit pas moins de huit livres, romans et nouvelles, à partir et sur la ville. Que des succès, qui lui ont valu la plus grande distinction littéraire au Mexique.

Ou en suivant les pas de Mohammed Zefzaf, qui a encouru les foudres de certains souiris, qui ont décelé dans son court roman, le renard qui apparaît et disparaît, des propos qu’ils avaient jugés peu élogieux.

Fascination magique. Attrait soufi. Lieu mémoriel. Ressourcement par l’écriture. Retrouvailles identitaires. Urbanité intime et faits sociaux typiques… Mogador permet tout. Pour moi, elle est une vraie résidence d’écriture. On l’y apportepour la faire fructifier. Résultat : deux manuscrits en un an. Un livre sur les peintres originaux de la ville, et un recueil de récits.Sous la bannière de la littérature.

Je cite à ce propos ce qu’avait écritAmi Bouganim, un écrivain natif de la ville, « J’ai compris qu’une grande littérature avait besoin d’un coin, avait besoin d’un lieu, avait besoin d’un décor, avait besoin de séries de sensations, de frissons, de murmures, de regards, de fous, de mendiants etc. […] et que sans ce lieu-là, il n’y a pas de grande littérature ».

Ce coin, ce lieu est Mogador.

1, et citations : Petite flânerie littéraire à travers un paysage mémoriel marocain,  Regina KEIL-SAGAWE

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