Par-delà les contingences qui peuvent momentanément enfumer la vue d’ensemble, le Maroc vit au rythme d’une angoisse larvée et indéfinie qui entrave sa marche vers le progrès. Les efforts de développement économique sont notoires sous le nouveau règne, avec de grands projets d’infrastructures et des plans de développement sectoriels conséquents. Mais sur le plan politique, en dépit des aménagements institutionnels dans le but de consolider le front démocratique et élargir la marge de participation citoyenne, la paix sociale n’est pas au rendez-vous. Au contraire de la croissance économique liée à l’emploi, le volet politique réclame une plus grande vigilance quand on manipule des notions aussi importantes que la liberté ou les droits de l’Homme.
Depuis une vingtaine d’années, une flopée de concepts ont émaillé la vie politique et sociale sans que leur sens et leur portée soient cernés de manière correcte auprès de larges couches de la société. Cette situation a créé une cacophonie qui fait que les gens discutent sans se comprendre et agissent parfois à l’opposé de ce qu’elles pensent. Pour cela, il est à craindre que notre socle idéologique et politique ne soit pas exempt de graves erreurs d’interprétation et de contresens qui se profilent dans les relations tendues, voire conflictuelles entre l’Etat et ses citoyens.Les foyers de tension qui éclatent sporadiquement (Sidi Ifni, Sefrou, Laâyoune, Al Hoceima) laissent pointer des demandes sociales et économiques évidentes qui, dans l’ensemble, charrient des critiques aussi anciennes sur le népotisme, la corruption et l’autoritarisme archaïque que consacre une partie de l’appareil d’Etat.
Monde rural
Il existe une forte demande de répartition des richesses et de réduction de la pauvreté et des disparités régionales, et une carence managerielle sur les voies et moyens pour y parvenir. En effet, les disparités spatiales entre centres urbains globalement prospères et zones rurales dans l’indigence, soulignent l’urgence d’agir en priorité et dans les meilleurs délais, sur ces zones d’ombre qui assombrissent l’horizon et menacent le modus vivendi laborieusement négocié depuis le passage du tourbillon du « Printemps arabe ». Il existe un passif injustifié à l’égard du monde rural dont les populations demandent désormais plus de confort, de justice économique et de bien-être social, car le sentiment de marginalisation et d’exclusion finit par produire les germes de la haine et la discorde au sein de la même société. Un plan de sauvegarde de 50 milliards de dirhams a été mis en place depuis deux ans pour équiper et désenclaver les zones rurales, mais ce plan – qui demeure très modeste – tarde à voir le jour et tout retard supplémentaire entrainera des conséquences incalculables.
Déphasage entre la politique et le «penser politique»
De grandes politiques publiques sont lancées depuis plus d’une décennie, et une vision développementiste se profile avec une configuration ambitieuse.
Pour autant, les critiques et dénigrements ne retombent pas. Pourquoi le regard porté sur la politique d’Etat ne concorde pas avec la réalité du moment ? Certes, les attentes sont énormes et cumulatives, mais il y a un réel déphasage entre la politique et le «penser politique» ; de sorte que les critiques à l’encontre de l’Etat, de ses politiques publiques, et d’une certaine façon de la gouvernance monarchique, puisent leur origine dans le bras de fer ancien et non résorbé par le temps, entre une opposition issue du mouvement national et un régime autocratique que symbolisait l’ancien régime. Le fait est que nous avons tendance à croire que les idées reflètent le moment que nous vivons, mais il n’en est rien.
Les idées traversent souvent une génération pour se reproduire
Ce que beaucoup de Marocains ressentent aujourd’hui comme une incompréhension, du fait du déni des réalisations importantes accomplies ou en cours, est plutôt lié à ce décalage imperceptible entre le moment d’incubation d’une grappe d’idées dans un environnement sociopolitique et le moment de leur floraison dans un tout autre contexte. Les idées mettent du temps à murir, se propager, se multiplier et se renouveler, et traversent souvent une génération pour se reproduire. Comment s’expliquer les critiques acerbes à l’égard de l’Etat et du gouvernement, dans une conjoncture de croissance, de réalisations de chantiers structurants de l’économie. Il est évident que sont ressassées les réminiscences d’un discours critique largement disséminé dans les consciences sur trois décennies, et qui contraste manifestement aujourd’hui avec la conjoncture politique détendue!
Ce qu’on appelle la superstructure et qui résume l’état de la perception idéologique et culturelle d’une société à un moment donné, traduit la nature du fonctionnement des forces productives à l’étage infrastructurel et ne reflète jamais une image fidèle de l’instantané. Les idées mettent une génération pour s’installer et continuent d’évoluer à pas de caméléon. Le discours de remise en cause, de questionnement, de revendication de plus de démocratie et de justice sociale, de respect des droits de l’Homme, est certainement véhiculé par des courants idéologiques transnationaux, mais leur intensité ici et maintenant privilégie la thèse de la survivance-renaissance de l’idéologie nationaliste et progressiste des années 70 et 80.L’opposition politique de l’époque ne pouvait rien face à un système autocratique fort de ses appareils à la fois idéologiques (monopole des médias audiovisuels) et répressifs (écrasement des émeutes de la décennie 80).
Le nouveau règne a suscité des transformations sociales et économiques notoires, mais celles-ci n’ont pas entrainé une adhésion parfaite, malgré les changements positifs porteurs d’espoir. La structure mentale est restée sous l’emprise de la dénégation héritée de la génération précédente. Est-ce à dire que le décalage entre monde vécu et représentation mentale est une fatalité ! L’évolution naturelle des choses veut que les idées progressent plus lentement que les faits eux-mêmes. Mais la mobilisation autour de thématiques à consistance idéologique peut précipiter une meilleure perception des choses et réduire l’attente de la rencontre euphorique entre le réel et l’idéel.
La production de valeurs symboliques et idéologiques sous Hassan II a été si abondante qu’elle dissipait constamment les nuages de la contestation sans pour autant en extirper les causes. D’un côté, l’opposition traditionnelle des années 70 a été tellement brimée qu’elle ignorait volontairement toutes réalisations ; de l’autre, l’Etat monarchique a joué l’ensorceleur. Dans ce tintamarre, l’opinion publique a perdu toute confiance. Depuis, le pouvoir a renoncé partiellement à produire ces valeurs à même de mobiliser autour de mots d’ordre idéologiques, ce qui a permis la résurgence du discours doublement contestataire, à la limite du négationnisme, comme celui porté allégrement par le Mouvement du 20 février quand la conjoncture régionale était favorable.
Aujourd’hui, les mouvements contestataires récurrents creusent une autre césure,cette fois physique, entre les composantes de la même société, ce qui est un pas néfaste et très dangereux à court terme.
Il y a eu territorialisation du mouvement du 20 février à Al Hoceima
Ce qui a été appelé « Hirak » d’Al Hoceima ne déroge pas de ce tableau bien que des ingrédients ethniques et toponymiques s’y sont ajoutés. Ce qui se passe dans cette zone est une territorialisation du mouvement du 20 février, avec une vision autonomiste imprégnée d’une autochtonie blessée. La gestion de crise a été d’une médiocrité patente du moment qu’il fallait vite reprendre l’initiative et se garder de laisser pourrir la situation. A présent, le risque est grand de voir l’expérience se propager à d’autres contrées. Si l’on admet que le pouvoir a su gérer l’agitation sociale de 2011-2012, on remarque qu’il a depuis, raté une occasion historique pour capitaliser sur les acquis en renforçant l’assise démocratique et en élargissant les marges des libertés. Cela aurait consolidé son exemplarité et l’aurait immunisé contre toutes formes de tentations aventurières.
En dehors de la révision constitutionnelle, fallait-il se contenter de simples réformes institutionnelles, du reste encore inachevés ? Lutter contre les maux multiples qui rongent la société, est une nécessité pressante qui requiert l’engagement sur des pistes de curage ; la révision de la politique fiscale pour en faire un instrument de justice sociale, la protection de la propriété privée et des domaines agricoles, en arrêtant la spirale de la spéculation et de l’enrichissement illicite, la réhabilitation de l’action politique, la résolution des problèmes de l’éducation et de la santé par des réformes audacieuses, etc.
Depuis une dizaine d’années, le Maroc a beaucoup changé dans sa physionomie et son mode de création des richesses, mais la politique sociale a montré ses limites. Elle a échoué à endiguer la pauvreté et n’a pas su arrêter la précarité qui touche aujourd’hui le quart de la population. De graves carences ont entaché cette marche vers l’aspiration légitime à une émergence économique. La première et la plus importante est le volet communication et culture politiques sciemment négligé ; les marocains voguent à vue et manipulent des symboles sans en maitriser le sens ni la portée. D’où chacun y va de sa manière de percevoir la liberté et le droit en fonction de ses intérêts immédiats. La deuxième carence est la négligence de l’apport de l’acteur politique, qui au lieu d’être un acteur dynamique et médiateur sociopolitique se trouve confiné dans des fonctions d’exécution et de comparse.
Au vu des politiques qui effilochent le tissu de la classe moyenne, seule garante de la stabilité, il est difficile de prévoir des lendemains enchanteurs. Pour cela, je pense que nous vivons un moment solennel que la sagesse voudrait qu’il soit saisi opportunément pour engager le pays sur la voie d’un sursaut sociopolitique et culturel. L’occasion de mettre tout à plat ; le politique, le culturel, le religieux et l’économique. Il s’agit de redéfinir dans un esprit consensuel les bases essentielles pour un vivre en commun et chasser définitivement l’analphabétisme politique. La société marocaine est mûre à trouver des consensus et ententes, à travers de grands rassemblements publics dans lesquels les partis, les syndicats et les associations joueraient un rôle leader et durable. Il faut mobiliser, clarifier les droits et devoirs de tout un chacun, réhabiliter l’action politique et mettre en valeur le rôle structurant de la culture, prendre le pari d’une charte qui trace la voie dans un esprit de mobilisation lucide et volontariste, pour les dix prochaines années.
Najib Mouhtadi