Errance nocturne

Maintenant, il paraît que je suis grand. Mon père est mort avant de me donner la preuve de cette bénédiction : sa bénédiction, la bénédiction divine, cette bénédiction avec laquelle il me faisait du chantage.
Parfois, il en usait comme moyen de corruption affective. Il me disait : « Tu fais ça, tu seras béni. Tu ne le fais pas, tu seras maudit et tu iras en enfer » ! Et j’ai tout fait pour accéder à cette fameuse bénédiction qui me permettre d’éviter la friture infernale et m’ouvrira les portes du paradis. J’ai tout fait : obéissance, docilité, politesse, dévouement, silence, pudeur, bonne éducation et excellentes études. J’avais commencé cet interminable chemin sinueux de l’instruction, comme toute la marmaille de mon âge, au M’sid, honorable et respectueuse école coranique, où je m’étais familiarisé avec les lettres arabes, indispensables pour pouvoir apprendre par cœur les sourates et les versets coraniques que je ne comprenais pas. Ces lettres étaient d’une beauté magique. Elles sentaient un parfum féerique, édénique. Est-ce mon identité ? Elles me fascinaient avec leurs formes, leurs signes graphiques, leurs courbes. Elles me faisaient rêver. Est-ce l’apprentissage d’une quelconque calligraphie ?
Ce chemin sinueux s’est subitement terminé après le bac, plus d’issue possible, rien… le néant… la chute… Et comme il était pénible et cruel : barrières, écueils, barrages, embuscades, barricades, fils de fer… Je me suis égaré et j’ai erré dans la nuit sans issue de ma jeunesse, cherchant vainement une aube libératrice. Chaque soir de mes longues journées monotones de chômeur bachelier, je sors dans les rues désertes de notre ville/fantôme. Je me promène dans son ventre. Je me dégourdis les jambes après une interminable journée passée au café de notre quartier populaire. Je badaude ? Et comme chaque soir, inéluctablement je me perds dans le labyrinthe de la ville. Au début, je ressens une joie et un plaisir enfantins à chercher la sortie, mais mon errance nocturne me fait paniquer. Je transpire, étouffe. J’appelle Dédale à mon secours, il ne répond pas.
J’appelle alors son fils Icare : «Icare, viens me prendre comme l’épervier prend sa proie et survole cette ville maudite ! Emmène-moi loin d’ici, loin de cette cité qui s’est offerte au tourisme reniant ses enfants ; cette cité qui vend ses richesses et ses vierges aux touristes ; cette «Agadir» qui a construit des hôtels, des résidences et même des quartiers où l’eau de vie coule à flots et les filles dansent toutes nues attendant que les «touristes avec le zéro sur le crâne», les couvrent de billets de banque… Emmène-moi loin de cette «honte», sur la cime ensoleillée où le vent de la liberté me réveillera de mon insomnie citadine. Icare, viens me délivrer de cette ville/geôle, viens me délivrer de moi-même !» Je hurle de toutes mes forces mais ni Dédale ni Icare ne se dérangent pour venir à mon secours… Ils n’ont peut-être pas entendu mon cri de détresse ou bien ils refusent de répondre à un être appartenant à une autre mythologie… Et si l’accès à notre monde réel leur est interdit ? Je ne sais pas, ce que je sais c’est que je suis perdu…
Je suis perdu… Je marche… Il y a partout des maisons solidement bâties en béton armé de peur qu’un autre tremblement de terre ne les fasse basculer comme des châteaux de cartes. Dans ces maisons, des êtres humains se cachent lâchement de leur nuit. Ils ont peur de se perdre comme moi dans son labyrinthe. Ils s’enferment à double-tour dans leurs maisons/prisons dès que la nuit est tombée comme s’ils avaient peur qu’elle leur tombe dessus. Dans ces maisons, je sais qu’il se passe des choses : des gens mangent, boivent, font l’amour.
D’autres souffrent, veillent, ont faim, ont froid, ont peur. Il y en a qui s’entassent à dix dans la même chambre tandis que d’autres s’ennuient à deux dans la même villa. Quelques-uns prennent du whisky sous ordonnance médicale pour une meilleure digestion et la multitude sirote du thé à la menthe avec des bouchées de pain trempées dans de l’huile d’olive (même pas la vraie, seulement celle des «Huileries du Souss» d’Anza !). Je vois tout ce qui se passe dans ces maisons ; une fois rentrés, les gens enlèvent leurs masques et se retrouvent face à face avec leur réalité. Puisque les «autres» ne les voient
pas, ils ne se gênent plus. Toutes les horreurs sont admises, il n’y a pas de règles de jeu. On peut torturer son fils pour «l’éduquer», on peut taper sur sa femme pour se défouler, on peut dire à son mari : «chéri, je t’aime» après l’avoir trompé avec le premier venu, on peut casser les ustensiles de cuisine sous prétexte que le tajine est trop salé, ou peut mentir, se vanter, flatter, tricher, ruser… On peut faire tout ce que l’on veut : On est chez soi ; on est libre… Moi, je suis dehors, je suis perdu… je marche…
Je suis perdu… Je marche… Je rencontre les chiens perdus. Les gens de la cité les appellent «chiens enragés, chiens bâtards, sales bêtes, mauvaise race !»
On les frappe avec des pierres, on a peur d’eux, on les chasse, on les tue. Quand j’étais petit, c’était un agent de police qui leur tirait dessus, dans la rue, devant tout le monde. Leur cri d’agonie me transperçait le cœur. C’était horrible ! On appelait cet homme «Bouchtta, le tueur des chiens»… Maintenant, je ne sais pas comment la municipalité débarrasse les citoyens de ces chiens accusés d’être enragés parce qu’ils sont libres. Ils n’ont pas peur de moi. Quand ils me voient, ils viennent vers moi remuant la queue pour me prouver leur fraternité. Ils savent que je suis aussi perdu qu’eux. Ils savent que nous sommes de la même race. Ils me lèchent la main par respect et solidarité. Je leur donne quelques tapes amicales sur le dos, je leur tire les oreilles pour les taquiner, je les chatouille. Ils me mordillent la main, ils me sautent dessus et nos rires déchirent la nuit et troublent le sommeil des bonnes gens.
Essoufflés, nous nous reposons un peu, puis mes amis s’excusent poliment de ne pouvoir rester plus longtemps avec moi : leur faim les appelle. Ils doivent aller tenter leur chance en cherchant dans les poubelles quelque chose à manger. Je les laisse se quereller pour un os et je continue ma voie dérisoire vers l’aube vierge, ce linceul blanc.
Je suis perdu… Je marche… Et fatalement, je trouve Hadda, la femme publique. Avant, elle portait un voile et un Haïk. On ne voyait que ses yeux. Et son regard suffisait à méduser et à ensorceler le plus sérieux et le plus fidèle des hommes. Et on la suivait docilement dans le labyrinthe de la cité, vers la maison des délices. Et combien sont nombreux ceux qui se sont prosternés devant sa chorégraphie reniant tout et déversant tous leurs biens à ses pieds! Il y en a même qui lui ont proposé le mariage.
Mais elle ne pouvait jouer le rôle d’une femme au foyer ; Elle ne pouvait appartenir à un seul homme… Quelque chose s’était cassée en elle. Elle était destinée à satisfaire tous les hommes, tous les caprices, tous les vices, toutes les manies perverses qu’une épouse respectable se doit de refuser au nom de la légalité, de l’honnêteté, de la religion et de la décence. Est-ce vraiment son rôle, son but dans la vie, sa mission, son sort ?… Hadda d’antan n’est plus la même. Celle que je rencontre aujourd’hui dans mon errance nocturne est vêtue à la dernière mode. Son visage s’est fané, brûlé par le maquillage, l’insomnie et les assauts de la vie impitoyable. Elle a maigri. Elle tousse la cigarette, l’alcool et l’amertume. Elle crache ses rêves avortés sur son corps nu. Elle vomit les déchets de la jouissance des mâles, accumulés dans son bas-ventre. Elle est tellement, tellement épuisée, tarie, finie. Tous les cafés, les bars et les dancings de la ville l’ont jetée sur le trottoir après avoir sucé sa jeunesse.
Elle me demande une cigarette et retourne faire le trottoir. Elle ne m’a jamais proposé ses services. Sait-elle que je suis un mauvais client qui ne peut payer ? Me juge-t-elle différent des autres hommes ? Me considère-t-elle comme un frère avec qui ces choses sont interdites ? Je ne sais pas. Je ne lui ai jamais posé la question. Cela ne m’intéresse pas. Je la salue et continue mon errance. Ce soir, comme chaque soir, elle ne sait pas ce qui l’attend : où passera-t-elle la nuit ? Comment ? Avec qui ? Cela n’a plus d’importance : Elle sait qu’elle est à jamais perdue. Elle tremble de froid dans sa nuit nue…
Hadda, cette vieille fille qui a beaucoup d’hommes et qui n’a pas d’amour, cette vieille fille tellement déchirée que les enfants du quartier ne dessinent plus dans leurs rêves érotiques… Hadda, pourquoi es-tu en moi ? Pourquoi dois-tu être Hadda ?
Je suis perdu… Je marche… L’aube pointe, si blanche, si innocente, si naïve, espérant laver toutes les ordures de la nuit et habiller la ville d’une robe de mariée. En attendant une autre aube, éblouissante, propre, subversive, séditieuse, réfractaire, libératrice, je rentre chez moi…
Je trouve mon père dans sa tombe, faisant ses ablutions matinales en psalmodiant des prières inintelligibles. Il lève la tête, me regarde longuement, intensément, faisant un effort considérable de mémoire et se lève avec lassitude. Je le regarde, immobile, attendant sa réaction. Il s’approche de moi, me fixe dans les yeux et me dit en ricanant : « je t’ai bien eu, imbécile ! Tu n’es pas béni ! Tu n’es pas béni ! » Puis il disparaît et je reste seul.
Je suis perdu… Je marche… Suis-je encore naïvement innocent, crédule et candide ?

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