Le paysage n’est guère réjouissant: omniprésence de formes multiples de fanatisme, d’intégrisme communautaire et confessionnelle; regain d’intérêt pour les croyances occultes et les superstitions; retour de rites et de pratiques charlatanesques ; pléthore de fausses nouvelles, intox, désinformation qui se développent aux côtés de différentes théories du complot…En 2016, le dictionnaire académique a forgé un nouveau concept qui a fait depuis florès : post vérité, pour signifier le nouveau régime qui préside à la circulation de l’information et de la connaissance.
Le constat est global, l’ampleur de la désinformation orchestrée sur les réseaux sociaux interroge en effet ; sinon elle inquiète amenant des incertitudes et posant des questions de fond sur les conséquences politiques du phénomène et sur le prix à payer par la démocratie. Dans un dossier de la revue Esprit (décembre 2018) on a souligné dans ce sens que les manipulations prospèrent sur un terrain révélateur des mœurs de notre époque. Le constat synthétisé par le concept de post vérité est d’abord un révélateur socio-politique : défiance à l’égard des élites, profusion désordonnée des informations (whatsApp), l’émergence de nouvelles expressions identitaires, la pénétration des technologies de l’information et de la communication qui irriguent toutes les sphères de la vie y compris intime.
Désormais chacun a sa propre vérité ; tout le monde a une opinion sur tout. Les jugements éclairés construits sur une réflexion raisonnée et pensée sont réduits à la marge et ont perdu de leur influence au bénéfice de buzz fondés sur des préjugés, l’affect et le nombre de clics.
L’un des fondements de la modernité démocratique, comme théorisée par le philosophe Habermas, est l’existence d’un espace public. Il s’agit d’un espace symbolique lieu qui abrite débat et délibération ouverte et argumentée avec un minimum de références communes qui en constituent le socle et autorisent les divergences. Habermas avait attiré l’attention sur la menace que représente «les médias de masse» qui peuvent transformer cet espace public en «vulgaire fabrique de l’opinion». Il ne croyait pas si bien dire : le risque qui ‘il avait prédit est devenu un phénomène de masse et a pris une dimension inouïe avec l’implosion des médias sociaux, véritable auberge espagnol où chacun est devenu son propre JRI (Journaliste rapporteur d’images). Une presse indépendante, libre et pluraliste, garde-fou historique face aux différents pouvoirs n’existe plus sous l’effet de la marchandisation des rapports sociaux. Son repli coïncide avec le discrédit qui pèse sur les corps intermédiaires de médiation et de représentation ce qui a favorisé l’émergence et l’irruption de mouvements inédits (Gilets jaunes entre autres).
La circulation de la parole dans l’espace public n’est plus tributaire d’une légitimité institutionnelle ou symbolique (élus, intellectuels, experts…). La digue a cédé ouvrant la voie à une expression fragmentée, brutale, communautaire…subissant des formes de manipulation «douces», soft, par l’architecture technique des réseaux et l’algorithme qui préside au fonctionnement de différentes plateformes numériques rémunérées par le nombre de clics. A l’autorité morale et intellectuelle des maîtres d’antan a succédé la notoriété sur la planète GAFA.