Les pistes possibles de développement

L’enseignement supérieur à distance sous COVID-19

Prof. Dr. Abdelali Kaaouachi*

La nouvelle maladie COVID-19 s’est propagée rapidement dans le monde impliquant des changements radicaux dans nos habitudes, dans notre économie, dans notre société et particulièrement dans notre enseignement. Afin d’empêcher la propagation de cette maladie, de nombreux pays ont désormais introduit des restrictions qui ont concerné la fermeture des frontières, la suspension du transport aérien, le confinement, l’interdiction des rassemblements, la limitation des déplacements, la fermeture des établissements scolaires et universitaires, etc. Des mesures difficiles mais nécessaires pour contenir le COVID-19, hélas produisant des impacts stupéfiants et dévastateurs sur l’économie, la société et l’éducation en particulier.

Partout dans le monde, la mesure de fermeture des établissements scolaires et universitaires a été déployée très rapidement avec l’appel au recours intensif à l’enseignement à distance. Le Maroc s’est bien intégré dans cette tendance de basculement vers l’enseignement à distance. Ainsi, le ministère de l’éducation nationale, de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, a annoncé la suspension des cours présentiels dans tous les établissements d’enseignement, à compter du Lundi 16 Mars 2020 et ce jusqu’à nouvelordre. Il a opté pour une offre pédagogique à travers l’enseignement à distance.

C’est une nouvelle phase de l’enseignement à distance qui est mise en place dans une situation d’urgence. Cela fait totalement la différence avec l’enseignement à distance en situation normale qui a la nature d’être planifié et préparé. Dans ce contexte particulier d’urgence, on peut s’interroger sur la préparation et la formation des acteurs, l’accès et l’usage de la technologie, les pratiques d’enseignement et d’apprentissage ainsi que les approches d’évaluation en ligne.

Le numérique dans l’enseignement supérieur au Maroc avant COVID-19

Le numérique dans l’enseignement supérieur au Maroc avant COVID-19 (en situation normale) renseigne que des visions et stratégies ont été élaborées et plusieurs initiatives ont été lancées à l’échelle nationale et même à l’échelle des institutions.

D’abord, les technologies d’information et de communication occupent une place privilégiée dans toutes les orientations des réformes engagées dans le secteur d’éducation et de formation, comme par exemple celles de la charte nationale d’éducation et formation, du programme d’urgence, de la vision stratégique de réforme éducative 2015-2030, et enfin de la Loi cadre 51-17. Spécifiquement, cette loi cadre a formulé de nombreuses dispositions, en particulier dans son article 33 stipulant la nécessité de renforcer l’intégration des technologies d’information et de communication, de produire les ressources numériques et de développer l’enseignement à distance, considéré comme complémentaire à l’enseignement présentiel. Aussi et en vertu de l’article 48 de cette loi cadre, l’État est tenu de développer des programmes de partenariat dans le cadre de la coopération internationale pour promouvoir, entre autres, l’enseignement à distance.Puis, le plan «Maroc Numeric 2013» qui est une stratégie nationale établie durant la période 2009-2013 et qui a impliqué l’enseignement supérieur via le programme Injaz visant l’équipement des étudiants d’un accès à Internet haut débit ou d’un ordinateur portable. Cette initiative a bien projeté la réduction de la fracture digitale au profit des étudiants. La continuité de ce plan est faite à travers une nouvelle stratégie baptisée « Maroc Digital 2020 » et mise en œuvre en 2016 en fixantles trois priorités suivantes : l’accélération de la transformation numérique de l’économie nationale, le positionnement du Maroc en tant que hub régional et leader africain dans le domaine, l’amélioration de l’écosystème national.

Les deux stratégies «Maroc Numeric 2013» et «Maroc Digital 2020», bien qu’elles étaient portées par le ministère de l’industrie, avaient bien des liens directs ou indirects avec l’enseignement supérieur.

Concernant les initiatives nationales et locales, il est à noter que le ministère de tutelle a formulé plusieurs actions relatives aux technologies numériques dans son plan d’action pour la période 2017-2022. Elles concernent surtout la mise en place d’un système d’information unifié et généralisé et l’instauration des bases de l’apprentissage électronique (e-learning). En outre, et dans le cadre du principe d’autonomie des institutions de l’enseignement supérieur, de nombreuses initiatives ont été lancées relativement à l’intégration des technologies de l’information et au déploiement des plateformes digitales. Des exemples sont les suivants :

L’entrée des MOOC dans le paysage de l’enseignement supérieur à travers des initiatives des universités et via l’initiative nationale (la plateforme Maroc Université Numérique, MUN).

La création des centres e-learning dans les universités qui ont été équipé des outils numériques et des studios d’enregistrement.

La création des cellules de suivi des cours en ligne dans les établissements.

L’intégration des formes d’enseignement hybride, mixant le présentiel et le e-learning.

Au final, il est force de constater que plusieurs initiatives ont été entreprises en matière d’intégration des technologies de l’information et de communication. Certes, des expériences riches et variées, mais elles ont le caractère d’être isolées, très volontaires, non régulières dans le temps, avec une marche lente au sujet d’intégration et d’usage du numérique dans l’enseignement supérieur.

L’expérience de l’enseignement supérieur : constats et défis

Après la décision du ministère de tutelle relative à la fermeture des établissements et l’instauration de l’enseignement à distance, les institutions de l’enseignement supérieur se sont pleinement engagées pour assurer les prestations éducatives dans cette période de crise sanitaire. Ainsi, des ressources ont été placées sur leurs sites web, sur des plateformes numériques et sur les réseaux sociaux.

En outre, les institutions ont utilisé une variété de plateformes interactives (comme par exemple, Moodle, Microsoft Teams, Google Meet, Zoom, Classroom…), tout en diversifiant les styles d’apprentissage entre synchrone et asynchrone. Elles ont mis à disposition de leurs étudiants des documents en ligne (des fichiers informatiques avec diverses extensions).

Les efforts des enseignants et tout le staff administratif et technique, étaient déterminants et signifiants pour assurer le changement. Plusieurs taches ont été assumées comme la préparation des ressources numériques, la programmation des séances des classes virtuelles, le tournage de vidéos, la captation audio-vidéo, la présentation des cours, le suivi technique.

Par ailleurs, la Société Nationale de Radiodiffusion et de Télévision a mobilisé la chaîne de télévision nationale « Arryadia » et des radios régionales pour programmer des conférences et des cours universitaires.

Le travail pédagogique en ligne s’est limité à l’acte d’enseignement/apprentissage sans évaluation sommative qui a été écartée suite à la décision du ministère demandant aux enseignants d’arrêter toutes les formes d’évaluations en ligne. Aussi, il a été décidé de poursuivre l’expérience d’enseignement jusqu’à la fin de l’année, avec une reprise des cours présentiels et des examens en septembre prochain.

Dans cette situation d’urgence due à la nouvelle pandémie, l’enseignement supérieur à distance est soumis à des défis de plusieurs ordres :

Le premier ordre des défis concerne le problème des inégalités d’accès que d’usage des ressources numériques. Cela peut être justifié par les statistiques du Digital Report 2020 qui confirment que 70% des Marocains ont un accès à internet et qu’un seul individu sur 5 dispose d’un ordinateur ou d’une tablette.

Le deuxième ordre des défis se rapporte aux problèmes techniques, spécifiquement de la connexion Internet. Le confinement a induit une forte consommation de la bande passante sur Internet, causée par de multiples usages : le télétravail, les visioconférences, l’enseignement à distance, la télévision et le streaming. Un faible débit d’Internet rend alors difficile la connectivité notamment en mode synchrone.

Le troisième ordre des défis touche les pratiques d’enseignement à distance, notamment les aspects de gestion des interactions des étudiants, de leur motivation, de création des dynamiques de groupe cohérentes et efficaces en ligne, et enfin d’évaluation et de rétroaction.

Le quatrième ordre des défis a un lien avec la conduite du changement vers la transition digitale dans les situations d’urgence. Cela concerne la préparation des acteurs, leur accompagnement, et leur formation. Au regard des initiatives déjà lancées, avant le temps du COVID-19, par les institutions sur les aspects du digital, il est tout à fait logique de penser que les personnes impliquées dans ces initiatives sont en mesure d’être préparées malgré la nature urgente de l’enseignement à distance. Mais, il est possible d’avancer qu’une autre grande partie des enseignants avait une préparation limitée étant donné que la conception et le développement d’un dispositif e-Learning dans le plein sens du terme requiert entre 6 et 9 mois, selon la littérature de l’enseignement à distance.

L’expérience de l’enseignement supérieur à distance au Maroc durant COVID-19 mérite d’être examinée et explorée en profondeur. Dans ce sens, plusieurs enquêtes ont été lancées pour faire cet exercice, mais il est difficile de tracer actuellement un portrait global des aspects de cette expérience, notamment pour déterminer le degré de préparation des acteurs, et pour identifier leurs pratiques, leurs perceptions et leurs satisfactions. Assurément, l’expérience est menée avec engouement pour certains et avec des réussites remarquables mais certainement avec des échecs et des dysfonctionnements.

Les pistes possibles de développement

La Covid-19 a permis d’accélérer la transformation numérique de l’enseignement supérieur au Maroc. « Le nombre des cours numériques produits dans la période du COVID-19, dépasse ce qui a été produit durant dix ans », ont déclaré le Chef de Gouvernement M. Saad Dine El Otmani et le Ministre de l’Education nationale, de la Formation professionnelle, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, porte-parole du Gouvernement, Saaid Amzazi.

Tous les acteurs doivent tirer profit de cette expérience pour faire accompagner le présentiel par l’enseignement à distance dans la période post-COVID. La technologie se développe et pourra être intégrée pour améliorer la qualité de la formation. Elle peut aussi être utilisée pour faire face au problème de massification, notamment dans les établissements à accès ouvert.

Plusieurs pistes sont possibles pour développer l’intégration et l’usage du numérique et de l’enseignement à distance. D’abord, comme il a été signalé auparavant, le Maroc dispose déjà des plans stratégiques sur la digitalisation: «Maroc Numeric 2013»; «Maroc Digital 2020»; «le Digital à l’horizon 2025» (en cours de préparation). Mais, il reste une vision cohérente et intégrée de l’enseignement à distance qui doit s’arrimer avec les dispositions la Loi cadre 57-12. A l’échelle de l’institution, il est indispensable d’élaborer une stratégie institutionnelle en matière d’enseignement à distance et de l’intégrer à son projet de développement.

Il est aussi essentiel de créer un cadre juridique et réglementaire relatif à l’enseignement à distance. Il s’agit d’établir des textes réglementaires et des référentiels en matière d’enseignement à distance et des technologies d’information et de communication. Ce cadre réglementaire doit être efficace et souple et doit présenter des clauses relatives à l’enseignement à distance dans les situations normales et doit être annexé par des dispositions dans les situations d’urgence. En particulier, il doit définir la nature et les activités de l’enseignement à distance; statuer sur les pratiques d’enseignement/apprentissage à distance; et préciser les modalités d’évaluation et de certification des acquis.

Par ailleurs, il faut réfléchir sur des alternatives pour s’attaquer aux défis, notamment de ceux mentionnés auparavant. Ainsi, pour atténuer les inégalités d’accès aux ressources, il est indispensable de lancer des offres gratuites à l’accès à tous les sites et plateformes d’enseignement. Cette opération est déjà faite par les trois sociétés de télécommunications nationales ; effort salué mais qui doit être renforcé et généralisé. Plus encore, il est essentiel de lancer des opérations facilitant l’acquisition du matériel informatique (ordinateur, tablette, smartphone) auprès des étudiants vulnérables pour faciliter leur accès à l’enseignement à distance. Dans ce sens, la nouvelle stratégie « Maroc Digital 2025 » doit inclure, entre autres, des réponses claires et complètes à la question d’équité d’accès à la technologie.

Des efforts sont demandés pour poursuite la mise à niveau des infrastructures technologiques existantes dans les établissements. En particulier, des studios d’enregistrement permettant la captation audio-vidéo et des points d’accès wifi implantés dans des espaces communs.

Les pratiques d’enseignement à distance doivent être repensées en favorisant des formes d’enseignement/apprentissage plus actives et centrées sur l’étudiant. Dans ce sens, les enseignants doivent renforcer les interactions avec les étudiants et inciter la collaboration entre eux. Ils doivent adopter des méthodes d’évaluation formative en insistant davantage sur le feedback et la rétroaction.

Les ressources humaines sont concernées par certaines propositions. Ainsi, des programmes de développement professionnel des acteurs (les enseignants, les techniciens et les administratifs) doivent être mis en place en visant le renforcement des capacités en technologie numérique et en pédagogie à distance (approches d’enseignements et d’apprentissage, modes d’interaction et de collaboration, méthodes d’évaluation). Il importe aussi de prendre des mesures pour motiver et encourager les enseignants et tous les autres staffs administratifs et techniciens à s’engager dans le développement de l’enseignement à distance et à l’usage du numérique.

Conclusion

La pandémie Covid-19 a permis d’accélérer la transformation numérique de l’enseignement supérieur au Maroc. L’expérience est menée avec des réussites mais certainement avec des échecs et des dysfonctionnements. La crise doit être une opportunité pour parcourir un nouveau chemin de l’enseignement à distance très prometteur pouvant accompagner le présentiel pour donner des solutions à certaines problématiques, notamment à celles de la dégradation de la qualité et du décrochage universitaire. Une partie d’éléments de ce chemin correspond aux pistes de développement proposées dans cet article, et touchant principalement la stratégie, la réglementation, l’équité d’accès et d’usage de la technologie, l’infrastructure numérique au niveau des institutions, la pédagogie à distance, le développement professionnel des acteurs.

*Université Mohammed I, Oujda

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Bioexpress

Abdelali Kaaouachi a obtenu un doctorat en mathématiques appliquées (option, statistiques mathématiques) en 2000. Il est Professeur à l’Université Mohammed Premier et ancien Directeur du Laboratoire de Recherche en Education et Formation. Il a occupé la position du Chef du Département de l’évaluation à l’Instance Nationale d’Evaluation auprès du Conseil Supérieur de l’Enseignement. En parallèle à son champ académique, il a développé une expertise et de grands intérêts relatifs aux axes suivants : les théories de mesure en éducation (édumétrie), l’évaluation des acquis et des programmes, l’évaluation et l’assurance qualité dans l’enseignement supérieur, la pédagogie universitaire. Il a produit plusieurs publications dans ces domaines comme il  a réalisé plusieurs expertises et consultations au niveau régional et international. Il était membre élu de l’Institut International de Statistique (ISI) et membre de l’Association Internationale de Pédagogie Universitaire (AIPU). Il est le fondateur du colloque international EVALSUP (Evaluation au Supérieur), avec 4 éditions passées.

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