Médias et désinformation: Le danger de la manœuvre

La société mondiale est pétrie de désinformation. Du «Cheval de Troie» jusqu’au virage numérique des temps modernes, le flou propre à la plus innocente des informations a toujours été exploité par l’homme pour en tirer profit. Ainsi, selon les contextes, la manœuvre, qui s’est développée, qui s’est colorée et qui s’adaptait aux évolutions de la société, consistait à joindre à l’approximation involontaire la tromperie délibérée.

La pratique, qui a été adoptée dans les guerres pour «soumettre l’ennemi sans combattre», puis subtilement perfectionnée dans le même domaine, s’est vu son champ d’action s’élargir. C’est ainsi que le langage, univers intérimaire ente l’homme et le monde,  était manipulé pour entrainer les foules, faire taire, faire obéir, semer la peur, dissiper les craintes, accroitre la pitié, aiguiser les appétits, persuader, apprivoiser, assujettir, dominer…. Et gouverner. La matrice s’articule autour de l’intoxication, la publicité, la propagande, la désinformation et «l’ingénierie sociale».

La désinformation, objet de cet article, se distingue des autres pratiques de manipulation de l’opinion publique, par ses techniques et ses mécanismes. Le terme est apparu dans les dictionnaires soviétiques avant tous les autres. Mais le phénomène existait depuis presque vingt-cinq siècles. Il était défini comme «une technique utilisée par les puissances capitalistes contre les démocraties populaires».

«Il me semble que la désinformation suppose trois éléments : une manipulation de l’opinion publique, sinon ce serait de l’intoxication ; des moyens détournés, sinon ce serait de la propagande;  des fins politiques, internes ou externes, sinon ce serait de la publicité…La désinformation est (donc) une manipulation de l’opinion publique à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés», résumaitvers la fin du vingtième siècle Vladimir Volkoff, écrivain français, auteur de nombreux ouvrages ayant trait à l’histoire, à la guerre froide et à la désinformation.

Pour mener à bien une opération de désinformation, plusieurs caisses de résonnances, dont notamment les médias, sont nécessaires. Les buts de la désinformation et les objectifs des médias se convergent en un seul point : provoquer une émotion pour déclencher l’action.

Dans le registre de la désinformation, c’est l’émotion qui entrainera les actions voulues ; dans le monde médiatique, l’émotion se vend toujours mieux. Sur cet axe commun, le fait pourrait être affirmé, infirmé, passer sous silence, amplifié, minimisé, approuvé ou désapprouvé. A ce propos, les médias, qui servent de véritables caisses de résonnances, optent pour la négation des faits, l’inversion des faits, le mélange du vrai et du faux avec titrage divers, une modification des causes, des circonstances, un estompement, un camouflage, une interprétation, une généralisation, une illustration, des parts égales ou inégales dans le traitement et une variation sur le même thème. «C’est vrai puisque je l’ai vu…lu ou entendu».

Or, une image pourrait être manipulée à volonté aussi bien qu’un texte écrit. Dans le premier cas, les ajustements techniques, le cadrage, le montageet les réglages pourraient non pas uniquement modifier le message, mais lui donner une charge émotive pour bien manipuler les passions. Dans le deuxième cas, celui du texte, il s’agit en fait d’une bataille «à coups de mots». En plus de la mise en page de l’information et de son illustration, la technique recourt à des jeux de mots, l’emploi des adjectifs flatteurs ou dépréciatifs, des caricatures, avis du média. Ces détails amènent le lecteur à croire au contenu de l’article lu. Ainsi, l’information servie ne correspond pas nettement et honnêtement au fait. Bien plus, elle finit par signifier le contraire ; exactement ce que recherche le désinformateur.

Un fait n’est pas une information. Et les médias rapportent des informations et non pas des faits. En plus de biais, déclaré ou non, l’autre aspect des médias qui favorise grandement la désinformation est la reprise d’informations. En effet, les médias ont cette tendance à se copier les uns les autres pour s’aligner sur l’actualité et traiter «ce dont on parle». D’ailleurs les rédactions ne démarrent le matin qu’après avoir effectué une «revue de presse». Ainsi, dès qu’un nouveau sujet est rapporté par un média, d’autres s’y concentrent, l’abordent sous différents angles pour se différencier. Le sujet se trouve enfin de compte amplifié au grand bonheur du désinformateur. Un autre procédé a été également fortement souligné par Volkoff. Il s’agit de la logomachie et la langue de bois. Deux procédés distincts, mais qui attaquent le vocabulaire et la façon de discourir pour mieux désinformer.

Dans le premier cas, cette manipulation du langage, qui consiste à créer et soigneusement choisir un nouveau vocabulaire, impacte le discours et le rend désinformant même sans mauvaise intention de la part de celui qui le prononce. Les expressions forgées par des politiques à différentes époques, «ennemi du peuple», «ennemi de la liberté», «ennemi de la démocratie», «les valeurs de la chose», etc., sont employées pour porter des jugements de valeurs, diaboliser l’adversaire. Les échos émotionnels chez les destinataires ne sont plus à démonter. «Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir certains effets», avait martelé, Joseph Goebbels, (1897-1945), l’un des dirigeants les plus puissants et influents d’Allemagne de 1933 à1945 (il était ministre chargé de l’éducation du peuple et de la propagande). La portée du message politique de Goebbels sera confirmée des décennies plus tard par le philosophe et sémiologue français, Rolland Barthes.

«Parler et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer comme on ne cesse de le répéter trop souvent… c’est assujettir», avait souligné Barthes lors d’une leçon au collège de France au début des années soixante-dix. C’est dire que l’arme du langage, ou plus exactement son code obligé : la langue, entre toujours au service d’un pouvoir. «Dès que la langue est proférée, fût-ce, dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir», avait répliqué le sémiologue français.

Dans ce sillage, résument des travaux effectués sur les ouvrages de Volkoff, que «lorsque la langue de bois est solidement installée, même  un individu voulant penser autrement que la pensée dominante sera automatiquement limité et recadré par l’usage du vocabulaire».

De la sorte, le mensonge roule automatiquement et condamne au passage le raisonnement. Dans le deuxième cas, la langue de bois appauvrit le langage en ne retenant que les termes et les expressions qui servent la cause de la désinformation. Cet appauvrissement du vocabulaire et son massacre influencent le raisonnement.

Il s’agit d’une machine infernale qui fait florès. Dans ce registre, chacun pourrait être exploité comme agent, à son insu. Le désinformé devient à son tour un désinformateur zélé pour servir la thèse de l’opération, ses visées et ses objectifs. Voilà le grand danger de la manœuvre.  Et avec l’avènement de l’Internet et des réseaux sociaux, la désinformation a acquis de plus en plus d’efficacité.

Désormais, elle n’est plus du tout le privilège d’Etats puissants et de leur services spéciaux. Les opérations de désinformation, aussi appelées montages, sont parfois menées par des agences privées contre rétribution d’un client qui préfère rester dans l’ombre.

Il faut dire que c’est l’ère des nouvelles technologies de la communication et de l’information, mais c’est également l’époque de la désinformation. Si la propagande, désagréable et détestable, était visible avec ses auteurs qui défendaient des idéologies, des idées, des opinions, force est de constater que la désinformation reste une «arme silencieuse» et ravageuse.

En saisissant ses mécanismes, ses rouages et la philosophie de ses opérations, cela permettra d’avoir un nouveau regard sur l’information, quelle que soit sa source et d’interroger même les évidences qui l’entourent. «La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un crépuscule qui met chaque objet en valeur», écrivait Albert Camus (1913-1960). Le mensonge devient alors facilement vendable. «Dites-leur ce qu’ils veulent entendre», disait Lénine (1870-1924).

Belkassem Amenzou

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