Le départ de Mustapha Iznasni : des témoignages

«Tu m’as permis de continuer à être journaliste»


Fouzia Benyoub

Mon cher Mustapha Iznassni

Et voilà que maintenant tu nous quittes.

Tu pars sans bruit, mon cœur pleure l’inconsolable douleur.

En ce jour triste de ton départ ici-bas, je me souviens de notre dernière rencontre, le samedi 28 septembre 2019, chez toi au quartier de l’océan à Rabat, en compagnie de mes amis Jamila Sayouri et Abdelhak Moussadak.

C’était un moment de retrouvailles humaines chaleureuses. Nous avions remémoré tant de souvenirs. C’était un moment intense d’échange sur nos amitiés, nos engagements, de ces bouts de chemins, de ces idéaux et ces fragments de vies partagés.

Je t’ai trouvé une lumière du soleil, un vent doux qui souffle sur cette amitié qui nous lient depuis plus de trente ans. Ton regard, ce scintillement qui renvoie vers ce cœur en diamant, cet esprit teinté de bienveillance et de lucidité.

Ce matin, j’apprends que tu parts pour l’éternité. En cette douce journée d’automne, ton âme s’envole vers le ciel accompagnée d’oiseaux silencieux face à l’océan.

Ton nom restera dans les cœurs de ceux qui tant t’ont aimé, gravé à jamais.

Ton nom est incrusté dans mon cœur et le temps l’a gravé depuis que tu m’as tendu la main ce jour du 30 mars 1988.

Je me souviens encore et toujours de cet instant, quand tu m’as reçu dans ton bureau du groupe de presse Almaghrib- Almitaq Alwatani, sur recommandation de feu Wassif Mansour de l’OLP. Ce jour-là, je venais d’être licenciée du journal Anoual, avec lequel je partageais l’engagement politique. Je ne savais où donner la tête ni ou atterrir pour continuer à exercer le journalisme. Une heure s’est écoulée entre ce licenciement brutal, ma décision de quitter l’OADP et mon recrutement à Almitaq Alwatani.

Tu dirigeais les deux journaux du RNI, tout en s’ouvrant vers des plumes venant de la gauche. C’était une exception dans la presse partisane marocaine. Tu étais aussi cette exception. Tu m’as accueillie et tu m’as permis de continuer à être journaliste. Tu m’appelais la féministe du journal, vu mon engagement militant au sein du journal 8 Mars.

Le lendemain, ce 31 mars 1988, j’ai intégré ton journal. J’ai trouvé une ambiance fraternelle, constructive et respectueuse, celle qui me manquait là où j’étais. Notre ami le rédacteur en chef du journal, Si Bouchaib Eddebbar, m’a facilité l’intégration dans l’équipe et m’envoyait sur le terrain réaliser des reportages et couvrir les manifestations culturelles.

Quelques mois plus tard, je vais être repérée par Mohamed Benaissa ministre de la culture, qui m’a intégré dans son cabinet en tant que chargée de la presse et de la communication.

Une expérience qui durera un an et demi et se terminera par mon départ du ministère. On découvrira que j’avais un passé militant, que j’avais un frère détenu politique condamné à 8 ans de prison et que ceci était nuisible à ma fonction au ministère de la culture.

Je quitte donc ce ministère et je reviens vers toi Si Mustapha Iznassni. Tu me permets de nouveau, pour quelques temps de réintégrer Almitaq. Je retrouve mes confrères et consœurs ; Bouchaib Debbar, Naima Farah, Abdessamad Bencherif, Ahmed Boughaba.. Narjis Reghaye du journal Almaghrib.

Je me souviens encore de ce jour du 1er juillet de 1990, quand tu m’as reçu. Je t’avais ouvert mon cœur et tu étais attentif. Cet été, j’avais pris une décision de quitter le Maroc pour reprendre mes études à Paris. Tu étais le seul du journal dans la confidence. Tu m’as été d’une grande aide. Tu m’as encouragé à faire les démarches nécessaires auprès de l’Université Paris 3. Tu m’as facilité l’obtention du visa pour la France. Tu m’as accordé mon congé annuel pour aller rencontrer mon futur encadrant universitaire Borhan Ghalyoun et surtout tu m’as aidé financièrement le temps de faire les démarches nécessaires de mon installation à Paris.

Je me souviens de ce jour du 20 septembre 1990 où j’ai eu mon inscription en DEA à la Sorbonne Nouvelle. Je t’ai appelé pour te l’annoncer et pour convenir avec toi de ma démission du journal.

Grâce à ton soutien, je suis parti vers d’autres aventures professionnelles  et humaines. Nous sommes restés amis toutes ces années et en ce jour du 18 novembre 2019, la vie a décidé de ton départ. Mes yeux te chercheront là où nous sommes connus. Là où ta générosité et ta culture m’ont permis de rester humble.

Merci pour ce que tu as été. Je suis plus grande d’avoir croisé ton chemin et d’avoir apprécié ta personne. Les étoiles veilleront sur ton âme. Repose en paix maître, ami et lumière.

Fouzia Benyoub

***

S’élever avec Iznasni

Par Jamal Eddine Naji

Ses phrases commençaient toujours par «Je crois». Il n’affirmait pas, il préférait prévenir d’abord d’où il allait parler, à partir de qu’elle conviction personnelle qu’il n’entendait pas en faire un dogme à partager ou à imposer comme vérité. Sa prise de parole, entre confrères ou entre militants, comme entre amis, procédait sereinement d’une nature démocratique. Ce qui explique pourquoi sa prise de parole, rare et attendue, rapprochait les points de vue antagonistes, apaisait l’atmosphère du débat, introduisait élégamment de la sagesse dans les mots, leurs synonymes, leur ponctuation même (en arabe, comme en français) quand ils devaient meubler une décision collective, la prise de position d’un groupe, que celui-ci soit une équipe rédactionnelle, une association militante ou une formation partisane.

Son agilité livresque entre plus de sept langues (arabe, français, espagnol, anglais, bulgare, russe, wolof, sans oublier Ar Rifia et Al Hassania), l’aidait en cela, lui permettait de soupeser plus que quiconque le signifié du mot, de passer facilement le relais d’une langue à une autre, d’un dialecte à un autre.

Quand on avait la chance de profiter de son don de traducteur/médiateur entre une langue et une autre, entre une culture et une autre, entre l’œuvre d’un auteur et celle d’un autre. Poète, à la mémoire débordante des plus belles poésies de tous ces horizons, que de poètes rêveraient qu’il les traduise. Nulle approximation dans le sens ou le choix d’un mot ou d’une phrase n’échappait à son art de la plume qu’il pouvait tremper aisément dans les encres des mémoires de différentes langues et cultures.

Comme j’aimerais revivre ces moments où cet art à lui me fascinait, m’élevait à mes propres yeux comme compatriote de Si Mustapha, comme confrère au sein d’une rédaction (au journal « Maghreb Informations » où il était mon rédacteur en chef), comme compagnon de lutte (à l’OMDH…). Il a aidé plus d’un à s’élever. Son ultime élévation à lui, en ce 18 novembre de la Nation, me fait choir douloureusement. Une douleur intraduisible.

***

«Au pas d’homme libre…»

Par Najib Refaif

J’ai appris auprès de cet homme de la génération qui avait fondé le journalisme marocain d’après-l’indépendance le sens de la rigueur dans l’écriture, l’importance et le poids des mots pour dire quelques vérités et préserver certaines valeurs.

«J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans», écrivait Baudelaire lors d’un de ses trois célèbres «Spleen» dans «Les Fleurs du mal». On peut lire ce vers comme on l’entend et tel qu’on a vécu sa vie. Riche et bien remplie, vide mais pleine d’une «morne incuriosité», toute vie est un amoncellement de jours qui passent, de rêves et d’illusions qui trépassent. Plus tard, un temps doux-amer plein de mélancolie viendra en établir le bilan et faire état de ce qu’on a–bien ou mal– vécu, cru, lu, vu ou entendu. Ce trop plein de souvenirs accompagné de cette sensation d’avoir vécu mille ans dont parle le poète, c’est le temps de la mémoire. Il m’arrive, en rangeant mes souvenirs comme on range sa chambre, de songer à ce que j’aurais mal vécu dans ce passé que je remonte: un mauvais souvenir d’une période, une tristesse mal surmontée, une rencontre ou une décision qui m’aurait coûté peine ou souffrance.

Il y en eut certes et un certain nombre, mais aucun souvenir saillant ne me vient à l’esprit. Comme si le film était terminé et que plus aucun plan ne pourrait être rajouté au montage. Voilà, c’est ça, c’est toi et voici le film de ta vie, me chuchote la petite voix mélancolique de la mémoire. Inutile alors d’insister, les jeux sont faits. Le «je» est un autre que «moi» dans ce rembobinage des souvenirs qui se ramassent à la pelle… Comme dans la chanson de Montand née du poème de Prévert. Silencieux et fidèle, on continue, on sourit toujours et on remercie la vie…

J’ai beaucoup remercié au cours de ma vie. Non par excès de politesse mais par respect et reconnaissance. Je regrette que cette courtoisie de l’esprit et du cœur ne soit pas la vertu la plus partagée dans le métier que j’ai exercé. Comme cet autre poète que j’aime à lire et à citer, René Char, moi aussi j’aime croire que je viens d’un «pays» où l’on remercie. Mais ce pays, comme nous a prévenus le poète dans l’épigraphe du poème «Qu’il vive!» (Les Matinaux.), n’est qu’un vœu de l’esprit. «Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains(…) / Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n’avoir pas de fruits».

C’est en pensant à un grand journaliste et collègue, un fin esthète et satiriste pétri d’humour que j’ai évoqué ces vers de René Char. Amateur passionné de poésie, c’est grâce à un petit livre qu’il m’avait offert que j’avais découvert la poésie de Saint-John Perse. Ce ne fut donc point un petit cadeau ! Il s’agit de «Vents» suivi de «Chronique» dans l’édition de poche Poésie/Gallimard de 1975. Mustapha Iznasni est un homme de qualité. Un gentilhomme au sens où on l’entendait au XVIIIe siècle en Europe. Originaire du Nord du pays, il est «descendu» à Rabat pour les études, bougé vers Casablanca avant de prolonger sa formation à l’Université de Sofia en Bulgarie au temps du communisme triomphant en Europe de l’Est. Revenu au pays, il va s’engager dans la politique et notamment le «journalisme d’opinion» ou de l’opposition (ce qui revenait au même dans les années 60 et n’était pas en odeur de sainteté auprès du pouvoir à l’époque). C’est au début des années 80 que je vais me lier d’amitié avec cet homme d’excellente compagnie. Il sera mon rédacteur en chef (alors que je dirigeais le service culturel) après des changements survenus au sein de la société des journaux que le parti éditait.

Parfait bilingue, passant même avec aisance à d’autres langues comme l’espagnol, le bulgare ou le russe, Mustapha Iznasni sera nommé directeur des deux quotidiens du parti. C’est alors qu’il me «désignera» rédacteur en chef du quotidien Almaghrib, plus par défaut, par amitié et affinités mutuelles que par envie ou ambition de ma part. Je fus alors, et il respecta ma position, un rédacteur en chef au sens technique, car je n’étais pas encarté politiquement et n’y songeais guère. De ce temps passé ensemble à gérer les «choses du quotidien» et les humeurs des journalistes, je garde le souvenir de beaucoup de rires et de moult calembours (franco-arabe parfois et totalement hermétiques pour nos collègues arabophones d’en face) que l’on jetait comme des boules puantes au milieu des salles de rédaction. Nous avons beaucoup ri, échangé nos lectures et j’ai appris auprès de cet homme de la génération qui avait fondé le journalisme marocain d’après-l’Indépendance le sens de la rigueur dans l’écriture, l’importance et le poids des mots pour dire quelques vérités et préserver certaines valeurs. Homme juste, toujours il a chéri la liberté de penser et revendiqué le droit de rire de tout afin de ne pas sombrer dans la sinistrose ambiante ou de ne pas s’engager corps et âme dans la lutte des places…Ainsi sommes-nous allés, chacun selon son destin, sur ce chemin dont parle notre poète préféré Saint-John Perse lorsqu’il dit : «Je m’en vais, ô mémoire! à mon pas d’homme libre, sans ordre, ni tribu».

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