Des églises pour nos cousins migrants d’Afrique

Par Pr. Jamal Eddine Naji

Selon les historiens, dont Ibn Khaldoun, le christianisme a régné au Maroc six à sept siècles. Introduit, depuis Carthage (Tunisie) par Byzance, puissance méditerranéenne, héritière de l’empire romain. Ibn Khaldoun relève la présence de chrétiens parmi les Amazighes au Maghreb. Cette religion durera dans cette région quatre siècles, avant de disparaitre au profit de l’Islam, à la suite des conquêtes du mekkaoui Oqba Ibn- Nafii, à partir de l’an 670, et du syrien (fils de captif – esclave ? – selon Attabari) Moussa Ibnou Noussair, à partir de l’an 712 et dont le commandant de ses armées, l’amazigh marocain Tarik Ibn Zyad allait conquérir l’Andalousie, les îles Baléares, Sardaigne, Majorque…

Les sédiments de notre histoire comptent donc une assez épaisse couche de christianisme. Cette religion allait nous assiéger, à partir du 17ème siècle surtout (occupations portugaises et espagnoles de nos villes côtières : Asilah, Larache, Azemmour, El Jadida, Safi, Tarfaya, Ifni, Dakhla ou « Villa Cisneros » …). Avant de nous imposer au 20ème siècle les protectorats espagnol et français.

En ces premières années du siècle actuel, la communauté chrétienne (catholique et protestante), représentant 0,1% de notre population totale, est estimée à 40 000 membres pratiquants qui vivent majoritairement à Casablanca et à Rabat. Ces chrétiens, dont 2/3 catholiques et 1/3 protestants sont majoritairement étrangers (Espagnols, Français, Maltais et Italiens).  L’archidiocèse de Rabat gère 22.000 fidèles et l’archidiocèse de Tanger 2.500 fidèles. L’orthodoxie est représentée par une église grecque à Casablanca et une église russe à Rabat et à Casablanca.

Mais voilà que les statistiques des adeptes de cette religion au Maroc ont changé ces dernières années, en nombre et en origines du fait de fidèles continentaux, des migrants et réfugiés subsahariens… Une nouvelle diaspora chrétienne qui a besoin d’abord de vivre, sinon de survivre, mais aussi de prier son Dieu et donc de disposer de lieux pour exercer ainsi sa foi.

Il y avait 200 églises à l’époque de la colonisation française et espagnole, il en reste aujourd’hui 44, avançait l’AFP en Mars 2019 à l’occasion de la visite au Royaume du Pape François à l’invitation du Commandeur des Croyants, SM Mohammed VI. Visite que le Pape François a voulu entreprendre « sur les traces de saint Jean Paul II », dira-t-il, rappelant celle effectuée au Royaume par Jean-Paul II en Août 1985, à l’invitation de Feu SM Hassan II, Commandeur des Croyants, et qui avait rendu visite au Pape, au Vatican, cinq ans auparavant.

Une dangereuse dérive

Accueillant le pape François, le Roi a déclaré : « Les trois religions abrahamiques n’existent pas pour se tolérer, par résignation fataliste ou acceptance altière. Elles existent pour s’ouvrir l’une à l’autre et pour se connaitre, dans un concours vaillant à se faire du bien l’une à l’autre. »

Exceptionnellement, parmi les anciennes colonies des empires chrétiens, le Maroc, terre d’Islam, a toujours choisi de tolérer et même de protéger la religion de ses occupants et envahisseurs, avec les différents ordres ou variantes de ce culte, au même titre que la religion juive, autre sédiment de notre lointaine histoire… Alors, pourquoi voulez-vous qu’on admette de nos jours que certains de nos compatriotes, relayés par certains de nos politiques, alimentent une dérive si étrangère à nos principes séculaires et qui consiste, dangereusement, à discriminer nos cousins migrants d’Afrique, lesquels cherchent simplement à exercer leur foi chrétienne ? « Des migrants d’Afrique subsaharienne ont transformé des garages et des appartements en églises clandestines à Casablanca, causant des nuisances pour les habitants (…) certains propriétaires louent illégalement ces espaces, attirés par des gains financiers », rapporte un journal de la ville, ce qui a fait aussi le buzz sur les réseaux « asociaux » (dits « sociaux » fallacieusement)Un député interpella même le gouvernement au Parlement sur ce phénomène qui, clama-t-il, « menace la sécurité spirituelle des citoyens ». Ce représentant du peuple, législateur devant Dieu, devrait relire notre constitution de 2011 qui a gravé dans le marbre, depuis son préambule, nos principes de tolérance et de coexistence avec les « religions du livre ». Cette constitution « garantit à tous le libre exercice des cultes » (article 3).

Des ONGs, comme « Le Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étranger·e·s et migrant·e·s (GADEM, ONG marocaine fondée en 2006) ou « Caritas » (ONG internationale fondée en1897 en Allemagne) estiment à 80 000 le nombre de migrants subsahariens vivant sur le sol marocain. Une diaspora aux réalités particulières : de plus en plus de femmes seules, enceintes ou avec de jeunes enfants, beaucoup de mineurs non accompagnés et tous ayant vécu des traversées terribles depuis leurs pays d’origine, dans les confins désertiques de Libye, de Tunisie, d’Algérie (trafic d’êtres humains, soif, faim, emprisonnements, tortures, viols et violences de toutes sortes…)

Des églises pour notre modèle de société

Aussi est-il urgent de nous demander quelles actions exige cette tragédie humaine chez nous ? De la part de l’État marocain comme des autorités religieuses du Vatican en charge de leurs fidèles en ce pays. A l’évidence, ces institutions sont appelées à coopérer pour que cette nouvelle et particulière diaspora chrétienne dispose de lieux de prière dignes et sécuritaires. Nous, les Marocains, savons qu’une telle situation viole la dignité humaine. Certaines de nos diasporas en Europe et au Canada sont confrontées aux mêmes tracas relativement à la question des lieux de prière. Nous savons que l’absence de tels lieux pour une communauté minoritaire et étrangère exacerbe les comportements d’intolérance chez la majorité indigène. Chez nous, elle peut réveiller des réflexes ataviques discriminatoires, voire xénophobes, toujours tapis, quoiqu’on dise, dans nos attitudes et croyances populaires.

Notre modèle de société, séculairement arrimé, humainement et politiquement, à l’ouverture et à la solidarité, exige de nous de brandir ce slogan : « Des églises pour les migrants et réfugiés subsahariens au Maroc ! » … A l’adresse de nos pouvoirs publics, aux autorités chrétiennes à Rome comme au Maroc, aux associations, y compris celles émanant de cette diaspora ou la servant. Slogan qu’on diffusera sur l’air de la Diva du Liban multiconfessionnel exemplaire, Fairouz, quand elle célèbre la ville des trois « religions du Livre », Al Qods : « Pour toi O la plus belle des résidences/ O fleurs des cités/ O Qods O ville de la prière/nos yeux voguent vers toi chaque jour/se baladant dans les couloirs des temples /enlaçant les vielles églises/et enlevant le voile de la tristesse sur les mosquées ».

Le Maroc a toujours tiré fierté du fait que certains arabes, palestiniens en tête, le comparent à Jérusalem, terre des trois religions et réceptacle bénéficiaire du soutien sans faille du Royaume humainement, spirituellement et matériellement. Veillons, par conséquent, à chasser cette déviation nous menant à discriminer nos cousins africains, même devant Dieu, en ses lieux de prière, que ceux-ci soient de notre culte ou d’un autre ! Dieu n’est-il pas partout comme le croient musulmans, juifs et chrétiens ?!

Légende : Culte dominical dans une « Eglise de maison » installée dans un ancien parking désaffecté, à Salé, le 11 février 2024. MYRIAM MELONI POUR « LE MONDE »

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